Jean-Jacques Bailly – L’annonce faite à la femme – Lettres à Ischah – M.E.O. 166 p. 16 €

Le recueil comporte deux parties, dont la deuxième, Lettres à Ischah, est en fait la plus ancienne, et de beaucoup. L’annonce faite à la femme se présente comme une ode à l’amour et à la femme qui l’inspire, l’amour avec ses vagues, douces ou tumultueuses, ses hauts, ses bas, son éternité sans cesse renouvelée, toujours semblable et différente, « le défi d’un haut vol » car l’amour est difficile mais tellement gratifiant si on veut en assumer tous les aspects, de « ce puits d’attente où se fend l’univers ». Image et musique scandent la progression sacrée des amants. Chaque petit texte de quelques lignes est une perle du collier d’amour et peut se lire isolément, les perles se succèdent et s’entrechoquent sans se nuire. Prendre le temps de savourer l’instant, contrer le temps qui passe et conserver toujours la passion, malgré les « venins de sang noir » qui quelquefois paraissent. La pudeur est bannie, l’amour est noble, le corps peut être exposé et chanté, toute intimité portée aux nues pour rejoindre celle de tous les amants du monde et célébrer « le splendide éros ». Comme il s’abandonne aux délices et délires de l’amour, l’auteur s’abandonne aux mots. Le vécu est sublimé et l’idéal survole le quotidien du couple. Tout est permis, tout peut se dire et s’écrire.

« Je suis au cœur de ta solitude / comme la déchirure du temple. / Ma coupe déborde dans les réserves évanescentes du temps et les abysses qui s’ouvrent.  //   Tu livres à la contemplation / tes grottes souterraines / où la vie se conjure.  //   Ton impudeur tranquille est la mesure du respect. »

 La deuxième partie, Lettes à Ischah, se présente, quant à elle, en un flot continu, page après page, telle une rivière de mots, dont le cours peut paraître plus nébuleux à la lecture et appelle explication. L’auteur est érudit, diplômé de Droit, de Philosophie, de Sciences Religieuses et d’Orientalisme, professeur de religion, d’hébreu et de philosophie. Ce texte a été écrit au Zaïre quarante ans avant L’annonce faite à la femme. L’auteur nous en dit qu’ « au départ, c‘est une lettre d’amour » et parle d’un écrit « sauvage ». Il apparaît cependant comme très élaboré et le contenu en est riche et complexe. Laissons parler l’auteur : « Dans mon esprit la forme en a surgi d’un trait : 3.000 vers de 6 pieds, 100 morceaux de 30 vers décomposables en 5 strophes, alternance de rimes masculines et féminines, jeu de rimes croisées et plates. En réalité, c’est une recherche rythmique syntaxique d’un type de réflexion procédant par images ponctuelles ou associées. J’ai tenté de produire un effet linguistique à partir de formes grammatologiques que je crois avoir intuitionnées  dans d’autres langues comme le chinois, l’hébreux [il n’y a pas d’hébreu mais des hébreux. Felix culpa !  ] le swahili, afin de faire éclater, dans tous les sens du terme, les potentialités langagières du français.[…] Pousser une langue à ses limites dans l’espoir d’y toucher l’absolu d’une expérience. C’est encore du français et c’est déjà presque une autre langue par surimpression de styles et de génies linguistiques. […] J’ai écrit en langues. Il s’agissait de ne parler que du visible imprononçable. […] D’où de prime abord, l’étrangeté, peut-être la difficulté.»  Ainsi avertis, nous voilà peut-être mieux à même de saisir la poésie de ce langage particulier, même si la plupart d’entre nous n’ont guère de connaissances en chinois, hébreu, avec ou sans x, ou swahili…  Reste à se laisser déconcerter et charmer par l’originalité du propos, se laisser dériver sans pagaie…

« Tu pars. En cette brèche / a pu s’épancher l’eau / des digressions sèches. / Que planent un halo, / comme des feux tes cintres. / Le velours de ces peintres / que les lignes ont bu. / Je me tiens à la barre / entre les points perdus. / En les cieux qui s’amarrent / à l’angle du ciel pur. Noir jaune c’est le dur / épais long gouffre ignoble, / à l’ombre des enclos. / Suffisent les vignobles, / je me tiens les yeux clos / et touche les ruelles. / A la main l’écuelle.

Nous laisserons le mot de la fin à l’auteur, qui écrit à Monique Thomassettie, responsable de la collection Poésie des éditions M.E.O.: « Mon projet conscient était, au niveau du style, de réaliser une déconstruction et quelque chose de neuf autant que possible. ».

Isabelle Fable