liège1914-1918, Vivre la guerre à Liège et en Wallonie, sous la direction de Christine Maréchal et Claudine Schloss, éditions du Perron, Liège, 2014. 464 pp,

 

Une réalisation,  très soignée, comme tout ce que font les éditions du Perron. Soignée matériellement, en ce qui concerne la mise en page, l’iconographie. Mais aussi par le choix des collaborateurs et la variété des articles. Il n’est guère d’aspect de la guerre de 1914 et de tout ce qui s’y rattache qui ne soit abordé ici. De plus, certaines des contributions apportent une vue très neuve des évènements, ou traitent de sujets qui n’avaient guère étéabordés jusqu’à présent.

Francis Balace, dans La guerre que personne ne voulait vraiment, retrace l’enclenchement des évènements  depuis l’attentat de Sarajevo, en montrant  très clairement comment, à différentes reprises,  la guerre aurait pu être évitée; mais il y eut, de part et d’autre, un tel enchevêtrement d’intentions, de discussions, d’interventions…bref, une absence remarquable de coordination entre les différents décideurs qui entraîna les mobilisations et déclarations de guerre, comme une chute de dominos…Certains se rendaient bien compte que cette guerre allait signifier la fin de la vieille Europe, mais ils furent impuissants à enrayer le mécanisme. Catherine Lanneau, dans Liège à la veille de 1914, insiste avec raison sur les sentiments francophiles des Liégeois, avec toutefois un bémol concernant l’attitude des catholiques qu’effraie la politique laïque de la France. L’Allemagne, pour sa part, joue un rôle important à l’Université, ainsi que dans l’industrie: la science, la technologie allemandes y ont beaucoup de poids. L’exposition universelle de 1905 donnera l’occasion de comparer les réalisations des deux pays. Philippe Raxhon, dans La montée des tensions dans la province de Liège, 1912-1914, invite à la prudence: le concept d' »avant-guerre », écrit-il, est propice à l’illusion de la rétrospectivité, c’est-à-dire, pour faire bref, à la fois à la croyance qu’un évènement qui est arrivé était inévitable, et à la confusion entre la chronologie et la causalité. La longue période de paix qui avait précédé avait rendu quasi improbable la possibilité d’une guerre. et les catholiques qui avaient longtemps exercé le pouvoir n’étaient pas favorables à un renforcement de l’armée. C’est Albert Ier lui-même qui entraîna, en 1911, le gouvernement de Broqueville à prendre des mesures adaptées à la situation nouvelle que créait le danger de guerre croissant entre la France et l’Allemagne. Il faut aussi noter que les problèmes qui passionnaient l’opinion étaient d’ordre économique (régression de la croissance entre 1912 et 1914), sociale (lutte pour le suffrage universel) et linguistico-communautaire (exigence d’une université flamande à Gand, lettre au Roi de Jules Destrée). Et puis viendront, dans toute leur soudaineté, la déclaration de guerre et l’attaque allemande…

Philippe Joris donne pour sa part un Aperçu (très fouillé, d’ailleurs) des armes et des uniformes des combattants belges et allemands en 1914, tandis que Claude Gaier traite de L’industrie des armes militaires à Liège et ses destinées durant la Grande Guerre: beaucoup d’entreprises seront mises sous séquestre, un nombre important de patrons et d’ouvriers évacueront pour reprendre leurs activités en France ou en Angleterre, tandis qu’ailleurs  des ouvriers seront contraints de travailler pour l’envahisseur, des machines transportées en Allemagne, des locaux dévastés… Christophe Bechet, lui, rappelle que le premier plan Schlieffen prévoyait essentiellement une attaque violant la neutralité…hollandaise, par le Limbourg hollandais; mais c’est l’invasion de la Belgique qui prévalut par la suite, et c’est la rapidité de la mobilisation de l’armée belge qui permit de retarder les assaillants. Le général Leman avait prévu l’établissement de l’infanterie entre les divers forts, mais un groupement allemand parvint à s’infiltrer, et il faillit être fait prisonnier à son QG, ce qui l’amena à replier l’infanterie en direction du gros des troupes belges; les Allemands bombardèrent alors les forts sur leurs arrières, et les amenèrent à la reddition. Iici aussi, des explications très détaillées fournissent des évènements une image vivante et réaliste. Christophe Brühl, de son côté, étudie La prise de Liège à travers les sources allemandes: une glorification du coup de main heureux de Ludendorff, que celui-ci bien sûr orchestrera de son côté, et une insistance marquée sur les interventions des soi-disant francs-tireurs. Néanmoins, la nervosité, le désarroi même des assaillants devant la résistance inattendue qu’ils rencontrent ressort çà et là, notamment des déclarations des acteurs.

Dominique Nahoé: La population liégeoise face aux soldats allemands en août 1914. Lors de l’attaque allemande, Liège aura d’abord à souffrir des tirs de l’artillerie ennemie. Très vite, le 7 août, après le départ des troupes de campagne, l’ennemi va pénétrer dans la ville – la Citadelle s’était déjà rendue. Les Allemands sont obsédés par le mythe des francs-tireurs (il est vrai qu’en 1870, lors de la guerre franco-allemande, ce fut plus qu’un mythe): ils prennent régulièrement des otages, fusillent de nombreux civils dans des localités environnantes, à Visé notamment, lors de leur avance. C’est le 20 août que va éclater une véritable tragédie: sans la moindre provocation, place Cockerill, près de l’Université, des soldats ivres vont mitrailler les civils, mettre le feu aux bâtiments: ce sera la mort pour 67 civils. Viendront ensuite les entraves à la libre circulation, les réquisitions, les brimades de toute sorte…Et les autorités devront faire face à la situation, payer les énormes amendes imposées par l’occupant, nourrir les chômeurs, les indigents (Françoise Jeuris: Les autorités communales liégeoises face à l’invasion). Le bourgmestre Kleyer se montrera à la hauteur des circonstances, et peu à peu, la vie va se réorganiser, malgré toutes les gênes et les privations. Paul Deloge et Arnaud Péters envisagent pour leur part L’économie liégeoise sous l’occupation allemande en 1914-1918: constats, balises et itinéraires moins connus. Il y aura bien sûr, dans les ouvrages publiés dans l’immédiat après-guerre et encore longtemps après, un voile pudique jeté sur les faits de collaboration économique et industrielle avec l’ennemi, dont certains pourtant étaient patents: il ne fallait pas ternir l’image d’une Belgique uniformément héroïque. Mais, à côté de cela, des industriels reprendront la production dans le souci premier de fournir des ressources à leurs ouvriers, d’empêcher qu’ils soient déportés, et de ne pas laisser l’outil se dégrader. Par ailleurs, on notera des reconversions, une fabrique d’armements devenant fabrique de jouets…Le côté social de ces problèmes sera traité par Eric Geerkens: La situation des salariés belges à la veille de la Première Guerre mondiale, où il relève notamment que si la Belgique est à l’époque au troisième rang des puissances industrielles, elle est par contre très mal classée en ce qui concerne les salaires et la durée de la journée de travail.

Citons encore quelques autres contributions: La vie quotidienne à Liège: deux témoignages particuliers, par Christine Maréchal. Les œuvres de bienfaisance à Liège pendant la Première Guerre mondiale, par Sophie Delhalle. Francis Balace, Guerre secrète, secrets de guerre, apporte une très intéressante contribution, évoquant des personnages fort pittoresques dont certains feront des ravages considérables…par leur naïveté ou leur roublardise. Rien n’était prévu en ce domaine, on improvisa donc, et l’on engagea des personnages douteux patronnés par des politiciens bien placés. C’est ainsi que l’un d’eux réussit à deux reprises à faire se  replier les douaniers et forestiers qui étaient en première ligne pour donner l’alarme: il est ahurissant de constater qu’il n’existait pas de lignes téléphoniques propres à l’armée, et que ce personnage usa simplement du téléphone urbain. Il sévit aussi lors de la reddition de la Citadelle, et c’est en partie à cause de lui que l’un des ponts de Liège tomba intact aux mains de l’ennemi. Il fut fusillé ainsi que ses complices: c’était, semble-t-il, une sorte de mégalomane bravache plutôt qu’un agent double. Par la suite, les services secrets belges, français et les trois services anglais se livrèrent à une compétition néfaste, essayant de détourner les agents des services concurrents. Il faudra attendre l’organisation du réseau de Dewé pour que les précautions élémentaires soient enfin prises: compartimentage sévère, méfiance et discrétion accrues, moins de risques pour les responsables principaux. C’est ainsi que de précieux renseignements furent communiqués aux Alliés sur les mouvements des troupes allemandes, notamment au moment de Verdun, que des jeunes gens purent passer la frontière hollandaise, pourtant électrifiée,  pour rejoindre l’armée, ainsi que des soldats alliés restés en arrière. La vie culturelle, la vie musicale, seront également évoquées, ainsi qu’un autre aspect peu connu, la présence à Liège et dans la région de cercles flamingants qui dans un premier temps feront preuve d’un patriotisme égal à celui des Wallons, avant que certains d’entre eux se laissent attirer par la propagande de l’occupant. (article de Dirk Demeurie, Steven Maes, Peter Verplancke et Luc Vandeweyer, collaborateurs du Musée Aan de Ijzer). Il sera enfin question des souvenirs laissés par la guerre dans les noms de rues (Claudine Schloss) et des monuments commémoratifs (Yves Dubois). Je m’en voudrais d’oublier une belle évocation d’un héros de 1914, engagé à 17 ans en passant par la Hollande, qui réussit encore  à quitter la Belgique en 1940, devenir aviateur, avant d’être abattu par un avion ennemi. Léon Renson est ici évoqué par Dominique Hanson.

Comme on peut s’en rendre compte,  bien rares sont les domaines qui ne soient pas évoqués dans ces études en tout point remarquables. Liège était en première ligne lors des combats qui ont marqué le début de cette guerre: on peut dire aussi, je crois, que grâce à cet ouvrage de grande valeur, elle aura été dignement servie et célébrée lors de ce centenaire.

Joseph Bodson