L’alphabet des ombres, Jean Joubert, éditions Bruno Doucey, Paris, 2014.

 

Prends ma main, /marchons en rêve / jusqu’à la rive où boivent les loups.

Par quel chemin entrer dans L’alphabet des ombres ? Car qui dit ombres, dit aussi soleil… Les ombres, on les connaît : elles ont un arrière-goût de pétrodollar, de prise d’otages, de sang, de sanies, de cataclysme. Contre elles, la cavalerie du rêve, l’onirisme, les pulsions de vie, l’appel lumineux d’un corps, celui transcendantal du poème.

 Émouvante est l’évocation de la maison d’enfance, du père qui portait sur ses épaules un enfant. Présence marquée, fertile et fondatrice des éléments, constante joubertienne.

Nombreux ekphrasis poétiques d’œuvres signées par des peintres morts ou vivants, souvent proches, amis même du poète.

 Le livre s’ouvre par Chemins de terre, traçant la voie sur le sable, parmi les galets, à travers Le jardin d’Eros  et  L’alphabet des ombres. Terre, feu, air. Il y a / le feu fidèle / la tendresse des pierres / l’éternité de la rose. Comment ne pas s’en étonner toujours ?

 Retournement de la parole occupe la plus grande part du livre, marqué par la présence des rats, des morsures,  des douleurs, mais aussi par un jardin d’amour où le bonheur s’ouvrait / dans l’innocence de la rose. On reconnaît le paradoxe vivant de l’œuvre joubertienne. D’où le titre oxymorien d’ailleurs, L’alphabet des ombres, deux fois cités dans le recueil, pour dépasser toute dualité par une dialectique où la semence lumineuse de la parole l’emporte sur le chagrin des hommes. Car qu’éclairent encore leurs lampes ? Venues du passé, elles ouvrent le chemin, bien sûr, mais aussi la lecture, l’écriture, la balbutiante parole.

L’opus se clôt sur Maison de miroirs dont le début souligne que Le souvenir est maison de miroirs. / La dame noire / y promène des lampes. Formulations énigmatiques qui confèrent une étrangeté certaine aux poèmes de Joubert. La précision n’empêche pas le mystère.

 Mais, puisqu’on ne peut tout évoquer, ce qui nous semble culminer ici, c’est l’importance des visages. Ce mot sème ses occurrences d’un bout à l’autre du recueil de manière récurrente et même insistante, comme dans une invocation. Cette thématique aura-t-elle été jamais aussi forte que dans ce livre ? La chambre s’est refermée. / Ni le temps ni la mort ne pardonnent. / Corps dispersé/ sans souffle ni visage. Ils sont forêts, mais aussi paradoxes, car visage sans visage (thème magrittien) ; ils sont bouches, regards, yeux, nus, masques, aveugles, insaisissables, absents ou de sable. C’est que la présence des êtres, nuisibles, aimants ou disparus, habitent l’inspiration du poète : père, enfant, ami, prophète, peintre, écrivain, visiteurs anonymes, compagnons de route, spectres ou vampires modernes du bonheur.… Galerie de portraits qu’en amoureux de la peinture, Joubert brosse dans sa solitude.

Démêlant les ombres de sa plume, le père des Enfants de Noé trace un chemin de clarté vers une promesse sans cesse reportée, mais à laquelle il tient, car elle nous baigne d’humanité.

 Son art poétique, faussement limpide, témoigne de la puissance onirique de son auteur, écrit Bruno Doucey. Méditations, mythes, récits qui tournent autour du combat mené contre les ombres grimaçantes. Alors… Puisse une main cueillir sur l’eau qui gronde / la fleur dans le courant au loin lâchée.

 L’eau n’a pas été oubliée par ce nageur amoureux des lacs tranquilles. Elle suscite la vie, devenant métaphore du poème lui-même, adressé au lecteur qui devient alors dépositaire de cet alphabet et qui en tressera les signes lumineux pour en constituer son propre champ d’évocations personnelles. 

Béatrice Libert, Liège, ce 1 avril 2014.