Yves Namur, Un poème avant les commencements, 1975-1990, Le Taillis-Pré en coédition avec Le Noroît, 2013,  355 pp, 25  €. Ce que j’ai peut-être fait, choix de poèmes, préface de Lionel Ray, éditions Lettres vives, collection Terre de poésie, 2013, 125 pp, 18  €.

yves bis

Voici donc deux anthologies des recueils d’Yves Namur, la première portant sur ceux du début, la seconde sur les oeuvres plus récentes. Il s’en explique lui-même dans les Notes qui clôturent le premier de ces ouvrages : Les poèmes réunis ici  sous le titre « Un poème avant les commencements » ont été édités entre 1975 et 1990. Je fréquentais assidûment alors la maison de Cécile et André Miguel de qui je reçus tant de livres et de conseils bienveillants.

Et, plus loin :  Si effectivement je crois – bien modestement il faut le dire – avoir bâti aujourd’hui un quelque chose qui s’apparente probablement à une « poésie pensante » pour laquelle je suis redevable depuis une vingtaine d’années aux fréquentations de Jabès, Juarroz, Rilke ou Celan, force m’est de constater que jusqu’approximativement 1990, mes intentions étaient toutes autres. « Le voyage en amont de (   ) vide » est l’exemple même de ce que pouvait être à cette époque mes références.

Comme on va le voir, les notes de lecture qui suivent ont été écrites avant que je prenne connaissance de ce texte, mais elles le rejoignent en bonne partie.

Dans De mémoire inférieure, et Meule de pierre, qui datent de 1975, un ton est déjà trouvé, et le style : ils n’auront plus qu’à se déployer ; ainsi p.20 :

 

Entre l’absence

Et l’absence de regard

 

Mais ce déploiement s’élargira en vagues d’images qui se contrebattent, divergent, partent en tous sens. Tout cela ira par la suite en se resserrant, avec une beaucoup plus grande économie de moyens. Il y a là un certain goût pour le baroque, avec quelques fort belles images. Des alliances de noms et d’adjectifs dont le sens forme un grand écart ; l’image d’un pays désolé, aride, en accord avec cette écriture qui, dans Des ossements, vise au dépouillement. Très souvent, le vers commence par un verbe sans sujet, une action pure, et toujours ce même écartement/écartèlement entre des mots que le hasard seul semble rapprocher. La citation d’Octavio Paz, dans Le voyage en amont de (   ) vide est, dans cette perspective, très significative : Je me rends compte à présent que mon texte n’allait nulle part, sinon à la rencontre de soi-même.

Des images récurrentes : l’orbe, l’œil. Nous sommes ici dans la ligne d’une poésie plus moderne, celle de TXT, de Christian Hubin, non loin du nouveau roman. Les ellipses se multiplient, les parenthèses vides, des prépositions qui n’ouvrent que sur le vide, des verbes transitifs dotés d’un complément d’objet. Et le pronom mystérieux, Elle, que l’on situe mal, comme chez Michel Lambiotte. On débouche ainsi sur une sorte de balbutiement,  une sorte de chaos qui a malgré tout quelque chose d’artificiel.

Le voyage, l’obscène par les notions, les mots liés à l’anatomie, en même temps qu’à parole, tout cela laisse le lecteur sous l’impression d’un monde confiné, assez étouffant. Le toucher, le poème : l’expression se raréfie de plus en plus, une plus grande économie de moyens, il s’éloigne du baroquisme, des accumulations de termes éloignés, pour creuser davantage, et peut-être la bêche, comme chez Hons, en est-elle le symbole.

Une sorte d’équivalence s’établira, dans Les fragments traversés en quelques nuits d’arbres et confuses, entre les arbres qui apparaissent en files, et les lignes du livre, et nous trouverons, avec L’autre versant de la nuit, une sorte de métaphore filée d’un titre de recueil à l’autre.

Enfin, dans Un jardin impalpable, un style plus harmonieux, moins contourné, des phrases davantage construites. Et dans Un jardin impalpable, un titre en partie emprunté à Rilke, la perspective change

 

L’inquiétude du ciel

Et la beauté terrible

Des choses   (p.313)

 

Avec l’apparition des anges – et des arbres, et des pommes – un climat plus paisible s’est installé, une syntaxe plus déliée. Des influences ? Je parlerais plutôt de rencontres, de parentés, que ce soit avec Gaspard Hons ou avec Rilke. Une sensibilité à certains climats intérieurs, certains états d’âme. Et toujours le don de la trouvaille heureuse, de la formule juste. Et toujours cette indécision, cette prudence avant d’affirmer. Un contact, une rencontre avec les mots procédant par approximations successives. C’est sans doute sa marque propre.

Peut-on parler d’une première manière, d’une seconde manière ? Je dirais plutôt qu’il y a plusieurs manières successives, un apprentissage par contact, par rencontres plus ou moins heureuses, toutes menées avec cette même prudence dont nous parlions.

Dans Les mots, l’oubli, une confusion, ou plutôt une collusion constante entre l’encre et le sang – ne dit-on pas se faire un sang d’encre ? – et c’est la ligne écrite qui justifie les roches, les arbres. Linea serait-il parent de lignum ? – C’est un mot, le mot ligne, comme le mot rond, qui sert à Yves Namur d’enseigne ou de leitmotiv.

 

Dès l’abord, dès le premier recueil répertorié dans Ce que j’ai peut-être fait, Fragments de l’inachevée (1992), le changement amorcé dans les recueils immédiatement précédents est sensible : dédoublement de la voix (p.15 – Que demander encore à ma voix/Et à l’écho de ma voix,//Quand ma voix ne peut être/Que l’écho de si peu de choses ?), forme interrogative partout prégnante. Il en vient même à une sorte de distanciement, se séparant des choses et du monde et se remettant ainsi lui-même en question.

Deux  procédés sensibles p.24 (Nous marchons,/Nous marchons depuis toujours,//Et nous ne comprenons rien à rien.) : dérivation, – reprise d’un énoncé, avec une variation à la fin. Ou alors : retournement, un peu comme l’ouroboros, la vision du monde cyclique des anciens, d’un trajet qui revient toujours sur lui-même. Mais en avançant, il apporte aussi des alluvions nouvelles, en même temps que le questionnement se fait plus pressant. La dérivation, elle, reprend un peu le mouvement de l’Ecclésiaste, affirmant et puis niant le même fait, et débouchant presque sur un sentiment de vide, de néant. L’emploi de l’auxiliaire, il se pourrait, de peut-être, va dans le même sens.

 

Le poème

Est l’impossible nom

Du poème                 (p.31)

 

Ou encore, dans Figures du très obscur, p.40 :

 

Si seulement tu vas

Vers ce très loin de l’être

 

Ou bien, p.39 : au centre de nulle part

 

Baudelaire n’est pas loin, avec son Au fond de l’inconnu pour y trouver du nouveau. Il y a là une sorte de hantise du vide, de l’inattendu.

Dans le Livre des apparences, nous retrouvons le même doute, p.50 :

 

Quel était ce moi dans le miroir

Et

Qui était ce moi dans le dehors des choses ?

 

Ou encore, p.59, J’écris des poèmes vides du Tout.

 

Il y a chez lui, à ce stade, une absence quasi-totale de comparaisons et de métaphores en tant que telles, pour la simple raison que chez lui, étrangement, l’abstrait et le concret sont intimement mêlés, que le vide, l’absence, ont tout envahi, tout mangé. Et les rares objets qui surnagent, et auxquels la personne du poète se mêle intimement, sont comme les disjecta membra poetae. Et cela cohabite avec une richesse extrême de la syntaxe. Ce serait, pour l’école d’analyse textuelle, un champ très fertile. Une poésie, pourrait-on dire, qui est toute en articulations.

 

Dans Les enneigements du cœur, l’influence de Rilke se fait davantage sentir. Ainsi, p.81 :

 

Seul importe vraiment

Le regard du dedans

 

Ici, malgré l’absence encore, malgré le vide, le poète va vers les choses réelles et vers les hommes. Ici, dans ce recueil, la rose devient rose réelle, et l’abeille, vivante, laisse une trace. Mais, p.89, une seule préposition, répétée, suffit à tout remettre en cause.

 

La tristesse du figuier : p.95, serions-nous enfin au bout de la route ? Là où l’on peut s’arrêter, séjourner, sans devoir toujours marcher ?

 

Un homme comme tant d’autres,

Qui ne peut que regarder désespérément le doute

Et la beauté terrible des choses ?

 

Le poète s’assimile au figuier, mais celui-ci est devenu réel, autant que les pommes sont réelles dans le compotier de Cézanne.

 

Que la pluie cesse de tomber dans nos livres, Le poète que je suis est un faussaire, Etre au milieu de nulle part (p.101), Et le vide/Qui rôde encore tout autour de lui (p.102).

 

Mais y aurait-il, dans ce balancement perpétuel entre l’être et le néant, l’ouverture vers une nouvelle sagesse, un peu désabusée :

 

Demain est tout simplement une autre histoire,

Où il n’y aura peut-être pas de place pour Dieu

Et ses amours

 

(…)

Où on dira peut-être

Ce que j’ai fait et comment je suis mort

 

Cela, l’avenir nous l’apprendra. Comme Dieu, il écrit souvent droit avec des lignes courbes.

Joseph Bodson