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Armel Job, Le bon coupable – R. LAFFONT, 2013, 19, 50 euros, 301 pages.

« Alors de nouveau, ils crièrent : Non, pas lui, mais Barabbas. Or, Barrabas était un brigand ». On connaît ce passage de l’Evangile de Jean (18, 40) : on y relâche un coupable, on livre au châtiment un innocent. Dans le livre d’Armel JOB, un innocent, prétendant que toute sa vie est une preuve et l’accuse, vient se livrer à un coupable…..

Deux parties à cette œuvre d’une grande unité dans la diversité des caractères : les 17 juillet et 17 août 1960. Des chapitres, parfois oppressants, qui se déroulent comme des huis clos. L’axe de la justice reste fixe, impitoyable entre ses deux plateaux, l’aiguille des horloges semblant, durant la première journée, s’être figée sur onze heures ou y revenir, sinistre leitmotiv battant son glas. La trame est simple : un village de Wallonie, dans le désert d’un dimanche matin. Le procureur du Roi, Régis LAGERMAN, revenant de Liège où il a rencontré sa maîtresse, Rita, passe au volant de sa Jaguar. Bien sût, il aime la vitesse, mais il ne veut pas faire de mal à son épouse, Betty. Il roule trop vite ; on est dimanche, il n’y a pas de danger… Il tue une fillette, Clara, fille du carrossier, Hector LABASSE et de son épouse, Alma, cantatrice, et poursuit sa route. Le suit, à intervalle de quelques minutes, le marchand de bestiaux, Carlo MAZURE ,l’époux d’une Valentine bien délaissée. Il est ivre, et, au sortir du village, quittera la route et se retrouvera la jeep à moitié enfoncée dans l’Aisne. La phase judiciaire peut commencer. Est-ce un roman dénonçant les « dysfonctionnements » (oh, le mot à la mode et bien commode) de la justice ? Une des ces œuvres populistes, issue des déviances « sécuritaires » et « victimaires »[1] ? Pas du tout, car, fondamentalement, c’est de l’Homme qu’il s’agit, ce qui fait l’intérêt, la grandeur de l’œuvre. L’important, au-delà du fait-divers, aussi atroce soit-il, c’est l’histoire de ces vies d’hommes et de femmes, qui, englobant ce fait, l’accompagnant, surgissant en amont, s’insinuant en aval, va se trouver révélée par la mort d’une petite fille.

Ainsi, « le coupable ne m’intéresse pas », déclare le père de la victime, Hector, pour qui « La chance, c’est la dernière explication que les justes donneraient à leur innocence » (p.191). On le voit, l’auteur s’y entend à autopsier les êtres. Hector, et sa captivité en Allemagne, cette période qui l’a tant marqué et dont il ne dit rien, « plus vraie » cependant que sa vie avec Alma, tout se révélant faux entre eux. Carlo, le marchand de bêtes, magouilleur sous l’occupation, dont la dernière illusion semble être un cheval ; Carlo, l’époux d’une Valentine, issue de parents Juifs, pitoyable mère d’un Valentin que lui a fait un soldat allemand disparu, Valentine qui tiendra tête au triste juge d’instruction Ramelot. Betty, l’épouse potiche de Lagerman , le procureur avec lequel on atteint des sommets dans l’abjection : faisant réparer par Hector la voiture qui a heurté et tué Clara, allant rechercher le véhicule, il entame l’entrevue par ces mots : « pas trop pénible, Monsieur Labasse ? ». Lagerman qui tente de cacher sa perfidie sous des dehors de foireuse théorie juridique : « Ce qui est en jeu… c’est toute une conception de la justice, une réflexion non sur la lettre du droit, mais sur l’esprit » (p.264) et qui conclut, lorsque Carlo va lui dire ce qu’il pense, à tort, être la vérité : « Mais il me donne raison ! Il me donne raison lui-même ! » (p. 299). On a envie de dire : « merditude » des êtres tant c’est sombre, tant c’est vrai. Sombre, oui, mais Armel JOB s’y entend pour semer, en contrepoint, quelques grains de dérision voire de burlesque. Ainsi, lorsque Valentine, en compagnie d’un vicaire, un fils de paysan qu’ « un cafouillage de l’appel divin … avait fourvoyé dans les ordre » (p. 96) va rechercher Carlo, culbuté dans l’Aisne, ou lorsque Rita, larguant son amant, jette son pantalon par la fenêtre de leur chambre d’hôtel.

Néanmoins, au-delà de ces personnages, ce sont Clara et Nadiejda, deux petites filles, deux êtres innocents qui, en fin de compte, vont apporter quelque lueur, quelques pétales blancs dans ces vies noires, ce par quoi l’oeuvre prend des accents dostoïevskiens. Clara, la petite sœur de Franz, fils mal aimé d’Alma et d’Hector, né alors que celui-ci est en captivité en Allemagne, mis de côté à la naissance de Clara. Petite sœur tendresse, petite sœur secret avec laquelle on chuchote sous les draps, « seuls dans la blancheur de l’aube » (p. 153), enfant secret dont le père gardera une socquette blanche tâchée de sang, dont la mère découvre cette phrase dans un agenda : « Papa est triste » (p. 276) : Clara a compris, elle a tiré ce bilan qu’Alma n’avait jamais voulu tirer. Petite phrase, mais terrible pour qui la découvre, par quoi Armel JOB nous fait découvrir, en termes sobres mais combien touchants, un vécu, cette perception aigüe dont sont capables les enfants, ceux-ci ressentant à l’état pur nos états d’âme d’adultes, de parents trop encombrés des strates accumulées de leur obscur vécu. Nadiejda, la fille de Tatiana, médecin psychiatre, et d’un Carlo « de passage », celui-ci restant pour elle le « parrain » qui la reçoit chez lui pour les vacances, en août, avec déplaisir car il sent alors que sa présence remue en lui la vase de son passé, Nadiejda dont, contre toute attente, va s’éprendre Valentine. La fillette arrive en vacances un mois après la mort de Clara. C’est elle qui va causer la choc chez Carlo, elle avec son « regard interrogateur, son sourire craintif, mais qui semblait capable de tout comprendre » (p. 298) : il voit une petite fille se jeter contre sa jeep….. souvenir faussé, mensonge de la mémoire, mais procédant d’une vie qui n’a jamais été qu’un délit de fuite. Carlo, qui se croit faussement coupable…

Oui, « Le bon coupable ». L’auteur nous interpelle sur la notion de culpabilité, et le lecteur juriste retrouvera ce qu’en droit de la responsabilité civile, nous nommons « théorie de l’équivalence des conditions »[2], que dans le roman on trouve ainsi exprimée : « Si Carlo avait écrasé Carla, c’était son affaire…… Carlo n’était qu’un maillon » (p. 190). Ainsi, au fil du roman sont mis à jour les autres maillons : « Gachat !… Si Hector ne s’était pas moqué de lui ce matin-là, si Alma n’avait pas pris la mouche, il ne serait pas parti faire la fête à l’atelier, Clara ne serait pas venue le chercher à l’atelier, elle serait toujours en vie » (p. 184). Franz, le fils mal aimé, revenant de Liège dès le décès de sa sœur, invectivant Hector et Alma : « L’éternel replâtrage. Voilà comment ça s’est terminé vos petites comédies ! Pas besoin de chercher qui l’a tuée, c’est vous, c’est vous deux ! » (p. 142). Lagerman : « Je n’étais pas responsable. C’est elle qui s’était jetée sur la voiture…… Je voulais être chez moi à midi, à cause de Betty…. si j’avais roulé moins vite, j’aurais pu freiner, l’éviter » (p. 260)….

En fin de compte, de tous ces personnages, ne sont-ce pas les femmes qui font meilleure figure ? Betty, épouse faussement insipide du procureur, dont la beauté masque un caractère capable de préparer une soupe « contenant plus de vérité que dans le réquisitoire » (p. 78) de son mari ! Rita, la maîtresse, au « cœur en caramel mou » (p.64),mais qui ne supportera pas qu’on poursuive un innocent et plaquera son amant sur ces paroles : Mon mari est peut-être un magouilleur, mais s’il devait avoir sur les mains le sang d’une petite fille, « il ne se les laverait pas dans le lavabo d’un innocent » (p.267). Alma qui, lorsque Carlo vient lui annoncer qu’il a tué Clara, lui dit : « Je vous ai fait du mal aussi, Carlo, autrefois » (295). Valentine, qui devant le juge d’instruction soutient son rustaud de mari.

Superbe roman, où sont dénudées, dans un espace réduit de temps et d’espace, des vies apparemment banales, mais qui cristallisent leur vérité sur un « fait-divers ». Vies aussi de femmes et d’hommes mal mariés, mal assortis, traînant leur vie de couple plus qu’ils ne la vivent , sans éclat, s’accommodant de petits ou grands mensonges, se supportant au fil de la grisaille des jours. Du beau, du grand Armel Job qui nous confronte, de manière implacable à une très ancienne question à laquelle il ne fut pas donné de réponse : « Pilate lui dit : Qu’est-ce que la vérité ? Après avoir dit cela, il sortit…. » (Jean, 18, 38)[3].

Michel Westrade

[1] B. DAYEZ, Les trois cancers de la justice, Anthémis, 2013.

[2] Une autre théorie existe, celle de la causalité adéquate, mais la Cour de cassation de Belgique a marqué sa préférence pour la première, qui se peut ainsi résumer : chacun des évènements qui est la condition de la réalisation du dommage joue, dans cette réalisation, un rôle causal identique.

[3] Sur la question de la vérité judiciaire, v. M.WESTRADE, Leonardo SCISCIA, comme un parfum de soufre et d’oranger, Anthemis-La Charte, 2007, pp. 213-238.