L’art d’aujourd’hui comme un rhizome

La 25e édition du rassemblement artistique « Art dans la ville » a envahi Tournai et sa périphérie durant une bonne partie du mois d’octobre 2017. Il connaît ces dernières années une expansion frustrante. En effet, une soixantaine de lieux dispersés accueillent des plasticiens au cours d’une période assez courte de trois semaines. Impossible de tout voir, d’autant que chaque endroit n’est pas nécessairement ouvert en dehors du weekend.

Chacun y grappille donc comme il peut. Il a de toutes façons des chances de faire des découvertes tant dans la production des artistes que dans les locaux où ils exposent. Car même si, inévitablement, tout n’atteint la même qualité, l’ensemble fait la part belle aux jeunes créateurs de la région.

Dans les édifices religieux

Ainsi, dans la chapelle de l’Athénée Bara, trois générations se confrontent. René Huin poursuit sa longue carrière avec des toiles d’abstraction géométrique lumineuses. La rigueur des formes accompagne une sorte de jubilation colorée et va au-delà d’un simple agencement de figures, au-delà de la tentation décorative. Jean-Claude Saudoyez travaille le métal. Il en fait des personnages et des objets singuliers issus d’un passé légendaire plus qu’historique. Ses ‘vêtements’ en acier corten installés debout, vides de toute présence visible ont des allures de revenants en attente de quelque réincarnation prête à les habiter. Ses plastrons, entassés ou classés dans une structure verticale, semblent, au contraire, être devenus les éléments d’une collection amputée à jamais de ses porteurs.

Bruno Gérard, après avoir longtemps travaillé des écritures expérimentales en noir et blanc, se lance dans une double démarche. D’une part un travail gestuel où la spontanéité des taches s’allie à des traits construits en réseaux ; d’autre part des monochromes remaniés où le noir révèle des nuances subtiles et se hérisse de matières tactiles. Ce dialogue entre le clair et le sombre, le lisse et le rugueux est porteur d’une sensualité particulière. Ce qui aboutit à une dynamique d’explosion d’énergie ou à un approfondissement lent d’une superposition de couches recelant une effervescence intérieure.

C’est dans l’église St-Jacques qu’Olivier Reman a installé sa galerie de portraits photographiés par Barthélémy Decobecq. Grand amateur de tissus, le premier en affuble des modèles qu’il fait poser de manière faussement protocolaire, indice qui laisse supposer que l’on s’aventure vers la dérision. L’attitude hiératique que commande d’habitude ce genre est démentie par la fantaisie des tenues, leur ajout ostentatoire de produits de consommation, d’où une métamorphose de souverains en icônes de cons-servateurs au service de la grande distribution. St-Brice abrite les clichés de Michel Gransard. À partir de paysages et d’objets familiers, il les oblige à se plier à une géométrie élémentaire.

Le sanctuaire de St-Piat est envahi par les très profanes travaux d’Hercule. Celui-ci est présenté chaque fois en action selon la technique sculpturale particulière à John Bulteel. Un morceau de bois enduit de plâtre met en contraste deux matériaux, deux coloris dont le polissage souligne la stylisation.  Quelques objets aux apparences moins séculières s’intègrent à la thématique cultuelle du lieu. Le jeune Jérôme Ugille utilise le procédé du frottage mis jadis en avant par un surréaliste tel que Marx Ernst. Il travaille sur les vieilles pierres sculptées d’autrefois dont il prend l’empreinte, manière très personnelle de conserver des témoins artistiques du passé. Il pratique de même avec un miroir brisé par une presse. Ainsi se manifeste sa réflexion sur la destruction et la mort, l’éphémère des choses.

À travers les galeries

Chez Florence Rasson, Edouard Buzon dispose ses souvenirs de voyageur. Chaque oeuvre est divisée en deux zones, l’une abstraite, l’autre figurative. Le bas est du style monochrome ; le haut est un assemblage d’apparence hétéroclite de personnages et de monuments. Derrière l’aspect quelque peu ornemental de cette production, il ressort une vision touristique plutôt sereine, aucun des bruits d’un monde aussi en ébullition sociopolitique que le nôtre ne semble atteindre l’impassibilité des regards qui s’arrêtent devant les tableaux.

Comme de coutume, l’Art est Création a invité des photographes autour du thème de la nature. Le choix est inégal. De Paule Neef, outre des clichés un peu fades dans des flous datés, on retient une focalisation en gros plans de la peau d’une femme âgée qui se transforme en cartographie pelliculaire. Gérard Adam arpente un paysage en 360°, il aligne en série des feuilles travaillant avec subtilité sur le répétitif. Jacques Desablens (que l’on retrouve également dans le restaurant « L’Escaudoir ») classe un enchainement de clichés selon la gamme chromatique lorsque la lumière est décomposée par un prisme. Bruno Lestarquit isole des éléments végétaux pour en faire ressortir l’harmonie formelle.

En la galerie du ‘Lapin Perdu’ de l’Académie, une déclinaison savoureuse d’œuvres sur la thématique de la bannière. Un trio de fanions, joyeusement polychromes, à connotations religieuses ironiques, étale une façon de détourner l’usage des choses à travers le travail d’Hélène Machin. Billie Mertens s’empare de situations anecdotiques pour leur donner un flou que son dessin fait sortir d’une brume chimérique. Un flou que Pierre Lefebvre utilise dans quatre petit formats grisés où s’impose le drapeau belge. Ses peintures reprennent en leur vision celle d’un appareil photo mal réglé comme si l’œil dédaignait la pierre pour lui préférer le tissu flottant au vent.

Piet du Congo, tatoueur hors norme, intervient, avec Dorothée Van Besen, sur une bannière folklorique, renforçant l’aspect fantastique d’une légende. Myriam Homard extrait d’un encadrement surchargé une peinture qui hisse un autre drapeau belgicain, dissociant œuvre et support en une sorte d’incompatibilité d’humeur entre rigidité et fantaisie. Le même emblème se retrouve sur les clichés collages de François Liénard qui le met entre les mains d’une foule parodiant les supporters d’un club de foot.

Benjamin Deméyère joue avec une répétitivité qui transforme le lapin d’un étendard surmultiplié en dessin animé décomposé. Quant à Nicolas Belayew, il décline des fanions tricolores métamorphosant la géométrie élémentaire du drapeau national.

Dans la cour de la même Académie, une tentative plutôt sociologique du photographe Bruno Bosilo. Elle consiste à aligner des portraits de citoyens du coin alignés par tranches d’âge, de 1 jour à 100 ans. Il permet de suivre à la trace l’empreinte du vieillissement des individus à travers la traversée temporelle de nos vies.

Au-delà de la cité tournaisienne, l’espace d’expos de l’Arrêt 59 à Péruwelz confronte deux photographes sur le prétexte de la thématique des murs mais de manières différentes. Véronique Vercheval a, depuis une vingtaine d’années, effectué des reportages en Palestine. Elle montre la vie sous tension qui s’y déroule laissant percevoir les difficultés des habitants, leur journalier contrasté.   Sébastien Jacquet arpente Paris pour y saisir le précaire d’un tag, d’un affichage, d’un événement de quartier qui font surgir l’insolite, le désir d’autre chose, la précarité du quotidien. Quelques-unes des photos noir et blanc de ces deux observateurs de la réalité ont aussi été agrandies et placardées en divers endroits de la ville.

« Le Magasin de Maman », boutique éphémère qui resurgit chaque saison à Hollain, a laissé carte blanche à Virginie Stricanne. Ayant délaissé sa dominante rouge, elle s’aventure dans le vert et surtout le bleu. Elle poursuit la traversée d’un univers accroché aux symboles d’un passé mythique ou mythologique qui va jusqu’à sortir de la toile pour se changer en installation. Ses moyens formats oblongs alignent des allusions à des architectures de chapelles campagnardes, à des escaliers menant vers de souterrains parcours, à des échelles menant à Jacob ou à quelque onirique paradis, à des miroirs au reflet de légendes. Ses petits personnages modelés, ses amulettes et ex-votos complètent un univers qu’on devine environné de sorcières et de maléfiques créatures à exorciser.

Virginie Stricanne

Pas très loin, à Wez-Velvain, chez « Slik Interior Design », Virginie de Limbourg inscrit des mondes picturaux colorés sur papiers plissés, chiffonnés. Ce sont des constructions gestuelles tatouant sur leur support des ouvertures galactiques ou volcaniques rythmées de points livrés à la lumière ; ce sont des ensembles organiques dont on devine l’évolution sous les reliefs de la matière. En extra, des photos de femmes signées Jérémy Bossut qui semblent sorties en droite ligne des clichés des années 1950. Enfin, un Nicolas Verdoncq, qu’on va retrouver au Musée de folklore tournaisien.

Du côté des musées

Au TAMAT, c’est la fête ou la foire aux « marcels ». Emilio Lopez-Menchero a d’abord misé sur la performance restituée par vidéo : il a enfilé les uns après les autres les débardeurs (alias plus ou moins  ce qu’on dénomme ‘singlets’ en Belgique) récoltés un peu partout, aux tailles disparates.

Il a ensuite étalé des images en une sorte de fresque humoristique en noir et blanc associant personnages et sous-vêtement. Cela donne une suite impressionnante qui oscille entre dessin d’humour et inspiration surréaliste façon Magritte.

À un autre bout de la Wallonie picarde, à l’Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines, c’est un émigré flamand installé près de là, Pjeroo Roobjee qui intègre, non sans malice, ses toiles à l’expressionnisme fantastique parmi les objets historiques du musée qui parlent de souffrance et de compassion. La verve sarcastique du peintre se marie bien avec la collection permanente. Ainsi le voit-on se représenter en Napoléon sur son lit de mort ou, dans une même situation, le compositeur Rossini qui a pris la forme d’un monumental pénis. C’est assez ironique, de facture volontairement chargée car même dans les événements les plus tragiques, il parvient à glisser des éléments grotesques.

Le musée de folklore, en passe d’une rénovation prochaine, a glissé entre les nombreux témoignages du quotidien d’autrefois des photos et des textes suscités par Jeanne-Marie Vanderwinkel et des ateliers d’écriture. On y revoit aussi cette étonnante transposition d’une maquette historique de la cité scaldienne relookée en rouge et blanc (couleurs emblématiques de Tournai) par un enrobage de ficelle dû à Olivier Reman. Quant à Nicolas Verdoncq, il exhibe des taches en noir et blanc qui incitent à imaginer en quoi elles remplacent des lettres pour nous suggérer des architectures ou des motifs volontairement mystérieux sous un aspect élémentaire avare de détails.

Lieux divers

C’ est au CRECIT, haut lieu provincial de restauration et de création de tapisserie que Kenny Schellemans présente ses réalisations tissées, crochetées, brodées. Dans des formats ronds, il agence des perles muticolores à l’allure de vitraux. Il sculpte des fils pour leur donner un aspect d’animal ou de végétal aquatique. La délicatesse de ce travail est à l’image du temps que nécessite tout travail de licier.

Damien Guévart s’est provisoirement installé dans une maison de la rue des Sœurs Noires. Il y affiche des variations sur la femme en une sorte d’expressionnisme onirique. Les corps y sont mis en espace sur les toiles selon des dispositions qui ont un lointain cousinage avec Bacon. Mais sans le côté écorché du peintre londonien car ici tout est plus brut en subtile liaison avec de la tendresse.

Les anciens bâtiments occupés par les éditions Casterman accueillent désormais des artistes susceptibles d’occuper les locaux en attendant d’éventuelles transformations. Parmi d’autres, Damien Verhamme a accumulé presque jusqu’au vertige des portraits photographiques. Chaque modèle éphémère y pose en arborant une ardoise sur laquelle il a écrit un mot choisi. La langue rejoint alors la personne, personnalisant autrement celle ou celui qui s’est prêté au jeu.

Au cœur du piétonnier Yves Magnier agence des mondes imaginés. Il les façonne à partir de la terre, il les bâtit à partir de fer et de pierre, il les donne en cuisson dans un four à céramique. Certaines de ses structures s’agrémentent de verdure. À proximité l’Office du Tourisme offre des cimaises à l’art brut des participants au groupe d’artistes handicapés « Un Certain Regard » sur la thématique de l’auto-portrait. Une démarche que prolonge l’asbl « La Marelle » dans les locaux de l’Entracte.

C’est aux « Marronniers » que Louis Toussaint expose, entre autres, ses objets détournés teintés d’un humour plutôt noir, comme dans ce distributeur de bonbons qui propose des balles pour armes à feu ! Chez Charles Prayez, c’est une reprise, celle de ses modules métalliques de formes apparemment diverses qui, lorsqu’ils tournent dans l’espace projettent l’ombre de ce qu’ils étaient à l’origine : des cubes.

Sur le territoire d’Annette Masquilier, sous l’étiquette « Mots en Campagne », à Esplechin, la maîtresse des lieux égrène une production en devenir qui s’étire en expérimentations diverses. Il y a l’amour des mots quand ils sont jeux, l’association inaccoutumée via l’union d’éléments insolites, l’accumulation comme facteur d’envahissement. Sans oublier des dessins érotiques souriants. Le tout constitue un univers où l’imaginaire a pour complice permanent la tendresse.

Françoise Flabat met sous cloche de verre ses « Petites vies intérieures », personnages réalisés en fils, entre dentelle et crochet, presque bruts, fragiles parce que pleins de vides, surpris dans des poses qui supposent des actes à accomplir. Jean-Marie Saudoyez poursuit ses collages numériques où s’étale un humour facétieux et enraciné dans l’imagerie surréaliste. Sophie Cuypers, reprenant la technique du sténopé chère à la Mouscronnoise Christine Felten, se réapproprie l’image en 3 D.

Florence Dendooven alterne réflexion et fantaisie. Ses faïences ont un esprit frondeur apte à parodier la fameuse porcelaine de Tournai : sur des assiettes ordinaires sont peintes des scènes liées au dramatique de l’arrivée massive des migrants demandeurs d’asile. Sa pratique du gaufrage lui permet d’imprégner le papier de lettres représentant un souvenir dont l’image s’est effacée de la mémoire. Alain Lauras réinvente des sites industriels en construisant des maquettes en pièces de métal forgées et étampées à chaud. Ses architectures métalliques restituent en condensé l’atmosphère de travail de ces activités disparues de nos paysages.

Alain Lauras

Il faudrait encore citer de nombreux lieux, artistes, galeristes, performeurs parmi lesquels le couple Véronique Poppe et Christian Rolet qui ont ouvert leur atelier et exposé dans leurs locaux de jeunes talents prometteurs. La profusion est bénéfique pour l’ouverture. Elle l’est moins pour le temps forcément trop bref de cette manifestation protéiforme qui témoigne de la vitalité artistique de la Wallonie picarde.

 

Michel Voiturier