Premier Prix AREAW 2013 de la « Nouvelle″ : Noëlle LANS

Berthe et Blanche

Berthe et Blanche, entre chien et loup. Parc Monceau, à Paris, dernier jour d’octobre. Le soir va tomber bientôt. « Pas eu le courage de promener le chien », déplore Berthe en passant près du monument dédié à Alfred de Musset, que des mauvais plaisantins ont barbouillé de couleur rouge. « Que n’a-t-on laissé le buste du dramaturge devant la Comédie française ! Quartier huppé ou non, le parc n’est pas toujours bien fréquenté… »

« Sans doute ne suis-je plus assez séduisante pour attirer le loup », soupire, à cinquante mètres de là, Blanche, qui n’a jamais été farouche dans le domaine amoureux et serait d’ailleurs bien incapable de dresser la liste précise de ceux qui ont émoustillé ses sens. « Mais à quoi bon », pense-t-elle. « Tout ici bas n’est-il pas songe éveillé ou rêverie inconsciente ? Le moindre instant nous livre des matériaux nouveaux pour nous pétrir de façon inattendue, nous indiquer des itinéraires inédits où marcher différemment : la géographie de nos pensées, celle de nos émotions, se modifie sans fin pour nous surprendre. »

Berthe s’en veut de ne pas avoir emmené son labrador. C’est qu’il tire fort sur sa laisse en ce moment et risque de lui faire perdre l’équilibre et elle est si lasse ! Sans doute perçoit-il l’inquiétude de sa maîtresse. Pauvre Gédéon ! Lui aussi va devoir s’habituer à vivre sans l’écrivain. Peut-être l’hôpital de Nîmes a-t-il déjà appelé pour annoncer à Berthe la nouvelle tant redoutée. Elle retarde le moment de consulter son portable. Encore quelques instants d’attente floue, quelques instants pour se préparer au pire qui pouvait lui arriver… la douleur est déjà très intense au centre de sa poitrine.

Passant devant la Roseraie, Blanche constate que les fleurs ont l’air un peu triste. C’est parce qu’elles n’ont pas de soupirants que leurs corolles se fanent si vite : plus aucun insecte ne les butine. Il est vrai que l’automne n’est pas vraiment propice à ce genre d’ébats. Blanche aussi est à l’automne de sa vie, mais elle ne se prive pas d’être amoureuse à chaque instant. Cette heure entre chien et loup lui convient parfaitement : on ne distingue d’elle que sa silhouette irréprochable. D’ailleurs, un promeneur, venant en sens inverse, plus jeune qu’elle semble-t-il, ne vient-il pas de lui lancer un regard soutenu ?

Depuis qu’elle a appris que Simon ne reviendrait plus rue Murillo, Berthe fait machinalement ce qu’on attend d’elle, comme s’amuser d’un bon mot lancé par son voisin de palier, ou se retourner quand on l’appelle, ou s’inquiéter de l’ulcère à la jambe de la gardienne de l’immeuble. Traversée de mélancolies profondes, amputée déjà de sa part d’allégresse, elle cherche un endroit où hurler son désarroi de façon discrète. Simon ne sortira plus du coma dans lequel il est plongé depuis son accident de la route à Nîmes. Il venait de visiter La Tour Magne – célèbre monument gallo-romain au centre de la ville – que Maupassant avait photographié en 1881 et qui l’intriguait. En repassant par les jardins de La Fontaine, à deux pas, il avait envoyé à Berthe son dernier message : «Figure-toi qu’on a osé taguer la Tour ! Je suis choqué ! Sinon, voyage très instructif. Que de choses à te raconter à mon retour ! » C’est Route d’Alès, à un kilomètre de là, qu’un camion voulant le dépasser a percuté sa voiture…

« Si on aime une seule fleur, l’univers entier s’en émerveille », se dit Blanche, « car tout est écho, miroitement, reflet, intuition… Et qu’on le souhaite ou non, chacun est en chacun. Nous sommes ‘l’autre’ ! Que d’instants d’harmonie perdus, que de conflits vains et ridicules de par le monde. Si chacun pouvait apprivoiser les gestes de son voisin tels qu’ils sont, le temps de la rencontre, échanger sans aucun fard ce qui fuse des âmes ! Ne sommes-nous pas pétris de la même matière, de celle qui remplit l’espace et fait vibrer les sphères ? »

Parc Monceau, entre chien et loup… Berthe a horreur des démonstrations paroxystiques. Elle devra contenir ses hoquets, au risque d’étouffer. C’est vers le monument dédié à Guy de Maupassant qu’elle se dirige. Longtemps, elle s’est identifiée à l’allégorie de la femme songeuse allongée sous le buste de l’écrivain. Guy de Maupassant : trois mots magiques qui la relient à Simon. À jamais. Berthe se rapproche de la statue de l’écrivain normand dont elle connait par cœur les moindres détails. Elle jette un coup d’œil rapide aux colonnes corinthiennes qui entourent le bassin ovale situé à deux pas et aperçoit son ami-saule dont les branches touchent presque terre. C’est sur un banc tout proche qu’elle et Simon se sont parlé pour la première fois. « Savez-vous pourquoi on a érigé ici un monument à Maupassant ? » Berthe l’ignore et attend l’explication de l’homme aux tempes argentées qui vient de l’interpeler et qui déjà l’intrigue. «L’auteur de ‘ Fort comme la mort’, un de mes romans préférés, était un intime de Gustave Flaubert, ami d’enfance de sa mère, Laure Le Poittevin,  qu’il considérait comme son père spirituel ». Cela, Berthe le sait, mais elle attend la suite : «Souvent, le dimanche, surtout durant l’hiver 1875-76, Flaubert invitait son protégé à déjeuner chez lui, rue Murillo, situé en bordure de ce parc. Maupassant, qui habitait à deux pas, rue de Montchanin – l’actuelle rue Jacques Bingen – devait traverser cet espace pour se rendre chez son ami ».

Les sens de Blanche n’ont jamais cessé de la titiller et elle s’en  émerveille, elle qui cultive la démesure, les excès et les contrastes, comme être à la fois pudique et impudique… Mais où se situe exactement la frontière ? Elle hait les habitudes, à part quelques-unes qu’elle trouve trop délicieuses pour les abandonner, comme le café noir, dégusté au petit matin, ou les heures de musique – souvent de la harpe – qu’elle écoute les yeux fermés, le dos bien calé parmi les coussins de couleur fauve de sa méridienne.

Parc Monceau, entre chien et loup. L’obscurité se précise. Les pieds de Berthe heurtent chaque pavé. Elle balance mollement les bras, comme un jouet mécanique qu’on aurait oublié de remonter, sur le point de s’arrêter pour de bon. Une quinte de toux la plie, comme un arbrisseau privé de tuteur. Elle doit sembler ridicule.

Passe un chien soumis, humblissime, la tête rentrée bas entre les épaules, le regard vague, plongé dans ses pensées, tristes aussi, à n’en pas douter, comme les siennes, et celles de Gédéon. Passent aussi des joggeurs, en rangs serrés, qui obligent Berthe à se mettre sur le côté. Passe encore un géant noir qui semble las de trimbaler son corps et les nombreux paquets  en équilibre instable sous ses bras. Berthe vient d’atteindre le monument de Maupassant. Elle pense au compagnon qu’elle va perdre et qu’elle ne remplacera pas. Rarement, elle a vécu en pleine lumière, privilégiant l’ombre, celle des autres le plus souvent, rigoureusement choisie, afin d’être en harmonie avec elle-même. Être proche de quelqu’un ne signifie pas qu’on vive avec lui dans un état fusionnel. Il s’agit de le laisser libre de se mouvoir, de respirer, de grandir, de s’épanouir. Aimer, c’est offrir à l’autre la liberté, ce qui n’exclut  pas des moments de communion intense, comme une étreinte subtile où tout se dit sans mots. Dorénavant, la moindre joie qui essayera de se faufiler en Berthe ne sera pas la bienvenue. Toute tentative de sourire ressemblera à une grimace. Le bonheur est incompatible avec un questionnement qui reste sans réponse. Simon, dorénavant muet, la laissera inapaisée. La mort n’est acceptable que lorsqu’on se quitte lucide et qu’on a le temps de se dire adieu.

Blanche hume les parfums légers de l’automne qui imprègnent le parc et  pense à sa vie amoureuse. Souvent, elle a recherché des situations ambiguës et favorisé une sexualité plutôt libertaire. Car pourquoi faudrait-il, en fin de compte, que l’esprit hésite, alors que le corps piaffe d’impatience, ou que l’on jure de garder son sang-froid quand le plaisir affleure ? Même s’il n’était pas prévu, même s’il tombe à un très mauvais moment, pourquoi ne pas le laisser faire et l’accepter comme un cadeau ?

Bien malgré eux, les êtres les plus pudiques deviennent indécents quand ils meurent. On farfouille dans leurs secrets les plus intimes, on découvre ce qu’ils avaient mis toute une vie à taire ou à cacher. Les deux filles de Simon seront redoutables envers leur père et puis elle, ‘la Berthe’, n’aura que quelques heures pour préparer son baluchon. Direction la Picardie, son lieu d’origine : « Vous n’avez plus rien à faire ici ‘ Belle-Maman ‘ ! Cessez de geindre. Vous l’avez eu pendant vingt-cinq ans, votre écrivain ! » Elle le savait bien, Berthe, que le bonheur c’est de la nostalgie en attente.

« Lorsque deux êtres passionnés se rencontrent, ils ont la chance de partager aussitôt leurs émois », se dit encore Blanche, en passant sous les fenêtres de l’hôtel particulier qu’elle occupe en bordure du parc. « Par contre, si l’un est passionné et que l’autre s’éprend, s’attache lentement, l’amour du premier risque de s’éteindre quand celui de l’autre s’éveille. » Souvent, elle fut passionnée jusqu’à l’indécence, ne forçant rien, ne jugeant personne, laissant faire la vie, lâchant prise, ne  promettant rien non plus. Ni mainmise, ni exclusivité. Exister, n’est-ce pas tomber amoureux à chaque instant  sans se poser de question ? Un marmot qui trottine et pleurniche entre ses parents entrave quelque peu le rythme de la promenade de Blanche et la ramène sur terre. Procréer n’a jamais été au centre de ses préoccupations. Aurait-elle été une bonne mère ? Aime-t-on les enfants que l’on met au monde s’ils vous empêchent de rêver ? La moindre tentative de mainmise l’a toujours fait bondir !

Être à l’écoute, c’est être totalement disponible. Ne pas regarder sa montre à chaque instant, débrancher le téléphone lorsqu’on est ensemble, fermer les yeux pour n’être distrait par rien d’extérieur ou de superficiel. C’est, dans l’invisible, tenir la main de celui qui parle, se sentir solidaire de ce qu’il dit et réagir à ce qu’il a dit. Berthe et Simon avaient partagé des heures parfaites.

Comme tout est utopique et ne dure que quelques instants, pourquoi s’accrocher à quelqu’un de précis, le mettre sous globe, essayer de se l’approprier ou se laisser piéger soi-même ? Blanche aimerait que le printemps dure toute l’année. Elle aimerait s’identifier au bourgeon qui va vivre ses découvertes, mais elle doit se rendre à l’évidence : l’automne est bien là !

Parc Monceau, entre chien et loup.

L’homme, plutôt attirant, qu’elle croise pour la troisième fois, s’arrête, comme Blanche, à hauteur de la pyramide maçonnique du parc. Ils sont dissimulés, l’un et l’autre, aux yeux des promeneurs. L’homme s’approche de Blanche et la prend subitement dans ses bras. S’ensuit une étreinte rare et vraie, comme celles qui se laissent gagner par l’émotion sans fausse pudeur, qui n’a rien à voir avec les accolades anonymes que souvent on échange distraitement au moment des retrouvailles. Un homme et une femme sont soudés l’un à l’autre. Deux solitudes s’étreignent sans chercher à comprendre, deux gerbes grisées par leur fusionnement inattendu. Le destin a mis en présence, en ce fugace instant d’éternité, sur cette minuscule parcelle de la Terre deux vivants de conditions très différentes, mais qu’un même souffle associe en un silencieux dialogue. Des étincelles de lumière semblent surgir de leurs corps pour les surprendre. Leurs  bras, leurs épaules prennent forme et vie et frémissent. Ils prennent naissance alors que tombe la nuit sur le parc. Deux vécus s’observent, avec bienveillance, avec humilité, ne cherchant pas à surpasser l’autre. Égaux dans leur émerveillement. Magie de l’âme humaine quand elle oublie sa vanité. L’amour est en fête et s’offre sans mélange.

Flaubert avait donc vécu à deux pas du Parc Monceau ! Ce que dit son voisin de banc captive Berthe qui vit intensément pour la littérature, surtout celle du XIXe s. «J’habite l’immeuble où Flaubert a séjourné. Ce n’est pas tout à fait par hasard. Je suis essayiste et biographe et je prépare un livre – un de plus ! – sur l’auteur de Salammbô. On savait écrire en ce temps-là ! À présent, on ne crée plus, on gadgétise. On tente de remettre le passé au goût du jour, on réanime, on rafistole ! Pauvre époque ! Si cela vous amuse, je vous fais découvrir le n° 4 rue Murillo ! »

Tel un esquif, libéré de pesanteur, progressant vers l’infini, le plaisir s’infiltre en Blanche. Bientôt, bribe par bribe, appelés par l’ardeur inemployée en eux, des murmures, des parfums, des surfaces colorées ou veloutées de peau, et même une sorte de vibration subtile, tout ce qui témoigne de la présence d’un être, l’inconnu et elle se l’offrent sans retenue, emplis du désir seul de répandre et de recueillir de la tendresse. À l’empressement de leurs bras, ils mesurent ce qu’a été leur longue faim.

N°4, rue Murillo…Berthe y a vécu un quart de siècle ! La voici donc face à l’ami Maupassant. Est-ce de sa part un dernier soubresaut d’humour noir ? Elle prend machinalement la pose de la femme qui rêve au pied de l’écrivain avant de s’affaisser lentement sur la pelouse. Sa tristesse est bien là, à fleur de peau, à fleur d’âme, à fleur de tout. Palpable. Voilà Berthe recroquevillée tel un fœtus qui n’a pas trouvé d’issue et qui n’en trouvera plus : « Fort comme la mort » ! Elle souhaiterait s’endormir là ! Pénétrer la terre humide, devenir humus, et que ses racines se mêlent à celles de l’écrivain normand et que Simon, sorti de son néant, les trouve là tous les deux, pierre et sang unis à jamais, et se couche auprès d’eux, entre chien et loup !

Quelques secondes d’échange de sève et de fusion humaine. Blanche, qui craignait que sa chair n’appelle plus les convoitises, devient une insouciante source de joie, toute emplie d’un désir prêt à se répandre sur celui qui lui fait face. Sa bouche, qui chemine vers le visage de l’inconnu,  ralentit lorsque ses lèvres atteignent le cou débarrassé à la hâte d’une écharpe encombrante. Ses yeux doivent ressembler à deux amandes d’où filtre un lancinant bien-être : ils vont et viennent, envahis de tendresse, sur le territoire de peau qui s’offre à eux dans la pénombre. Voilà les amants sauvages dépouillés d’une identité devenue dérisoire, émerveillés de la rencontre parfaite. Sans réticence, à travers leurs chairs frémissantes, ils se confient leurs menus faux pas, leurs timides nostalgies, tout ce que le langage quotidien ne contient pas d’ordinaire. L’espace de quelques secondes, ils se disent  tout dans le non-dit et n’ignorent plus rien de leurs âmes respectives. Leurs mains aimantées, agrippées l’une à l’autre achèvent d’échanger leurs secrets. Soudain anéantie, Blanche se dégage de l’étreinte, comme on fuit un mystère démesuré, insondable, forcément fugitif. Gêné, comme revenant à lui, l’homme se détourne et repart à grands pas.

Blanche reste quelques instants adossée à la porte verte qui ferme la Pyramide, le temps de reprendre souffle, rajuste ses vêtements, vérifie son chignon en équilibre instable, puis regagne – avec un reste de dignité – l’Allée de la Comtesse de Ségur qui doit la conduire vers la Rotonde et le Boulevard de Courcelles. Encore étourdie, l’esprit empli de nouveaux fantasmes, les sens apaisés, elle passe devant la statue de Maupassant ignorant la femme anéantie qui se meurt à ses pieds.

Berthe et Blanche, Parc Monceau. Dernier jour d’octobre.