COLON André Mort du loup I Il se déplaçait tranquillement dans la spacieuse maison aux volets encore clos à cause des averses, incessantes depuis la veille. La pluie pianotait ses confidences, murmurait dans l’aube. Clara dormait encore. Lui s’était levé vers six heures. Rite irréfragable, il préparait du café. Contrariété légère et fréquente, ce filtre de papier blanc s’inclinant vers l’intérieur. « A redresser », se dit-il, vite fait et bien fait. Il regardait l’eau diminuant, et cela lui rappela le « Panta rhei » d’Héraclite. « Oui, pensa-t-il, « Tout coule ». Il y avait eu huit mois le vingt-trois décembre que leur mère était morte, heureusement, sans trop souffrir. Deux de ses trois sœurs et lui avaient choisi, dans sa maison vide, qui des ustensiles ou des appareils ménagers, qui des livres, des photos, des bibelots. Un « videur de maisons » avait pris le reste, sauf des peintures à l’huile, plus tard tirées au sort. Ils avaient consulté le notaire, charmante dame, et reçu beaucoup d’amateurs. Des acheteurs décidés offrirent toutes garanties, mais tout se ralentit: l’autre sœur était sous tutelle, il fallait protéger ses droits. De plus survint inopinément le décès d’un neveu dans un accident de voiture. Un juge veilla sur les intéêts de ses trois enfants mineurs.   II   Soudain, le téléphone. « -Allo! « André, bonjour! -Ah! bonjour, Chantal, comment vas-tu? -Eh bien, tout va bien, je téléphone pour avoir de vos nouvelles. – Nous allons bien. – Et le réveillon? – Il s’est bien passé, nous avions effectué une commande chez le traiteur. Une entrée, de la dinde, une buche. C’était parfait. Et chez toi? – Laurent, Caroline, leurs enfants et Michèle étaient là, nous nous sommes bien amusés. – Tant mieux! Et Lucien? – Il a eu un ennui dentaire, il avait la joue droite toute gonflée, on a dû aller chez le dentiste. – Heureusement qu’il y a des gens qui s’y connaissent! – Tu l’as dit! – Et toujours aucune nouvelle pour la vente? – Non, aucune. – Comment Est-ce possible? – Tu sais, ces gens-là ont tout le temps. Les dossiers s’empilent, et pour finir, le tien est en-dessous! » André ne s’inquiétait nullement, mais huit mois, ça commence à bien faire, se disait-il. Il faut que cela cesse, sinon il faudra payer l’assurance-incendie, chauffer la maison, frais superflus. Oui, réfléchit-il, mélancolie subite, comme un coup de bâton; amertume, brume dans l’âme, oui, et cette pensée le taraudait, cette maison, initialement propriété de ses grands-parents paternels, avec son grand jardin, son verger où copinent un pommier, un mirabellier, des groseilliers; son living à la fenêtre large à travers laquelle leur mère se plaisait parfois à regarder la rue passante; sa grande cuisine, joyeuse d’accueillir la lumière, où résonnèrent tant d’aimables oaristys, où la gaieté illumina tant de jeunes et vieux visages, au milieu de laquelle éclataient ou cascadaient les rires d’enfants cristallins, et où, malheureusement, s’est parfois levée la colère. Oui, et il baissa la tête, oui, cette maison où dorment les souvenirs, allait, un jour ou l’autre, être vendue.   III   Isabelle, la fille de Chantal, fut très affligée du décès de sa Mamy. La vente projetée la chagrina, puis elle pensa que ses parents pourraient l’acheter, la vieille maison. Ce serait bien, car ainsi, elle resterait dans la famille! Isabelle, André l’aimait beaucoup, il appréciait son intelligence, son énergie, sa gentillesse, de même que celle de Sébastien, son mari. Leurs enfants, Renaud le « spitant », amateur de foot et de dinosaures; Claire, la réfléchie, la dessinatrice, qui, silencieuse, interrogative, vous regarde intensément. C’est, pour sa grand-mère, un constant émerveillement: « Tu devrais voir les dessins qu’elle fait! Elle est vraiment douée! » Quand sa sœur lui avait dit cela, André, il s’en souvenait encore, avait ajouté que la petite paraissait réfléchie, réservée et même concentrée sur l’acte présent, et que c’était bon signe pour l’avenir. Le souhait d’Isabelle ne se réalisa pas. Certes, ses parents eussent pu le réaliser, mais quoi? De supplémentaires soucis: transformer, rénover, mettre en vente! Non, non, cent fois, mille fois: non! Cette maison sera vendue, loi de la vie, in-é-lucta-ble! Certes, en ses plus riants aspects, le passé retient notre cœur, nous est comme inviscéré. Si l’on ne peut le renier, sous peine de mutiler notre âme, on ne doit pas s’y cramponner. « Panta rhei », encore cette obsédante phrase du vieux Grec aux obscures pensées. Et d’autres: « Laissez les morts enterrer les morts », « Place aux jeunes », « Un clou chasse l’autre », les pensées ne lui semblaient pas discordantes, André y voyait l’idée de remplacement, de succession, un peu comme chantait Jacques Brel: « Au suivant, au suivant… » Il évoquait souvent en son for intérieur les disparus de ces dernières années: parents, amis et amies, collègues. La disparition des soi-disant « Grands de ce monde » ne l’émouvait guère. Une morne pesanteur commençait à s’emparer de lui: « Mystérieux destin, bouche d’ombre, fatalité dévoratrice, que nous réserves-tu encore? » se disait-il. Il se mit à prier intérieurement, il se récita le « Pater » en grec. « Les prières ne vont pas au bois », lui avait dit, il y a bien longtemps, une tante aimée. « Qu’Est-ce qu’on sait? » se dit-il.   IV   Michèle, seule, médite assise à la table de sa cuisine. Elle déguste une tasse de café soluble. Tempo s’agite: lui aussi veut boire.. « Attends une minute, tu vas avoir de l’eau. » Pour un chien, nullement nécessaire de parler. Ses yeux, doucereuse et, parfois, amusante supplique, en appellent à votre sollicitude, leur queue frétille, comique pompon. Puis, c’est une sorte de gloussement quand monsieur reçoit sa pitance. Et d’avidement laper, laper jusqu’au presque étouffement. Servi, reconnaissance éperdue, il lève les yeux vers sa maîtresse, devenue un instant sa servante, puis s’éloigne, repu. « Tempo, tu ne changeras jamais, tu bois trop vite! Tu es vraiment goulafre! » Michèle est attachée à l’animal qui le lui rend bien. Elle s’occupe de son fils, garçon « cool », comme on aime à dire aujourd’hui. De belle taille, blond et distingué, il est développeur en programmes informatiques et père de trois garçons. La grand-mère gâteau s’occupe avec allégresse et délectation de ses trois diablotins de petits-fils. Estéban, l’aîné, angelot blond aux yeux bleus, est pondéré, silencieux. Les deux autres, plus jeunes, sont plus remuants. Chaque fois qu’il voit son oncle André, Lucas, le cadet, âgé de quatre ans, court de toutes ses petites jambes vers lui. Agenouillement, embrassades, rires. En de pareils instants, André se réjouit de ces heureux moments de vie. Les yeux voilés, Michèle, assise dans sa cuisine silencieuse, a baissé la tête. Elle revoit, elle revit les derniers jours de sa maman. Avec Chantal, elle l’avait trouvée, assise à même le carrelage de la cuisine, affolée. Elles avaient appelé le médecin. A l’hôpital, leur pauvre mère s’était crue en visite touristique: « Mon Dieu, comme tout a changé! Comme c’est bien! » Elle avait connu les bâtiments et les dénominations d’autrefois, « Clinique Saint-Mort », « Clinique Reine Astrid ». Depuis quelques années, l’esprit collectiviste s’étant imposé en la personne d’une bourgmestre certes capable, mais assez m’as-tu-vu, c’était le « Centre régional hospitalier hutois », le C.R.H.H. Finalement, on a dû attacher la dame, elle se démenait trop. André se remémore ces tristes faits. D’autres aussi! Il chasse de son esprit ces guêpes, ces corbeaux. Pour lire, Michèle s’est installée dans un large divan. « Quiconque est paresseuse sera punie », disait-on jadis. Cela ne concerne pas Michèle, active, volontaire en tout. L’œil rapide, mais observateur, elle éprouve beaucoup de plaisir à la lecture de magazines comme « Femmes d’aujourd’hui » et « Le vif – L’express ». Ce sont les photos, souvent expressives, qui l’attirent. Son esprit se libère dans des billevesées culinaires, dans des conseils psychologiques pour débiles, des racontars politiques ou s’assombrit devant les misères du monde. « Suave mari magno… ». « Tout bien réfléchi, se dit-elle, j’ai bien de la chance. Je suis bien en paix, ici.. » Revues, mais aussi romans dignes d’être lus. Troyat, Tolstoï, Dickens…Elle « lit aux éclats! »  Belle trouvaille d’un auteur juif contemporain, retenue par André. Elle cherche souvent, joie élitiste, intime plaisir, le sens d’un mot dans le dictionnaire courant. Aussi, plaisir suprême, dans celui des synonymes, mine d’or. Fatiguée, elle se couche parfois tôt, s’inquiétant de sa santé. Opération cardiaque, grave, il y a huit ans, et cela dura huit heures! Se ménager? Elle n’y pense guère! Parfois, éraflures aux jambes et aux bras. C’est qu’elle taille haies et arbustes, élague des arbres. Enfin, elle vient d’engager un sympathique et vigoureux Italien, ancien boxeur, plein d’allant. « Prends quelqu’un pour t’aider », « Arrête de forcer comme ç. » « Pense à ta santé, on n’en a qu’une, et à tes petits-enfants. Tu veux les voir grandir? » Temps et patience donnent sagesse.   V   André ouvrit les volets. Il vit l’effilochement blanchâtre des nuages, la jonchée de feuilles dans l’allée bétonnée, les pies filant le ciel brumeux de décembre. Plus bas, le vent frémissait dans les cimes d’un rideau de sapins. Crépuscule du matin, bien différent de celui de la vie, car tout vas s’éveiller. Vers luisants, blanchâtres sauterelles, des voitures bruissent sur la grand-route. Il pleut encore, mais, peu à peu, sur le bleu du ciel, se dessinent des tapisseries et des dentelles de nuages gris. André regarda le living. L’aquarium à images était éteint, pas de « lucarne sur le monde » au lever. Toutes ces informations redondantes: vedettes de tout acabit, attentats islamiques, catastrophes naturelles ou dues à l’imprévoyance, agressions, enlèvements, meurtres, effraient non seulement la plupart des gens, mais encore anéantissent l’esprit des plus faibles. Trois bibliothèques bien rangées – Clara est ordonnée – où se côtoient des romans, policiers ou historiques, la Bible, d’introuvables antholoies, de l’histoire, et des dictionnaires coutrants, mais même des dictionnaires de langues, car Clara se passionne pour l’anglais et le néerlandais. Face à une large porte-fenêtre, un bureau moderne, en bois clair.. Plusieurs heures, chaque jour, Clara s’assied. Elle cherche dans les livres la lumière de l’esprit où la convie la lumière du jour en son jaillissement. Il y a, devant une autre fenêtre, une table oblongue, arrondie en ses bouts. André peut y lire, y écrire en paix. Voilages blancs de la fenêtre large et haute où se reposent quelques chats, regardant voleter des papillons autour de fleurs empotées. Vie paisible, loin de la fureur et des bruits du monde. Clara et André échangent les fruits de leurs lectures durant de longues conversations; la télévision meuble commodément les temps morts de leurs esprits. Ne faut-il pas détendre l’arc pour viser mieux, et, ainsi, atteindre la cible? « Il faut choisir ses livres comme on choisit ses amis », utile réflexion de Voltaire, se disait André, qui s’était toujours amusé du fait que celui-ci enlevait les pages des livres qui l’avaient intéressé, et les faisait relier! André se délectait des auteurs grecs et latins. Il triomphait d’une absconse construction, poursuivait l’ésotérisme d’un vocable. Ardeur, puis jubilation de la trouvaille. Nausicaa joue au ballon sur la grève, Ulysse lui demande de l’aide; Enée lève les bras pour invoquer les dieux célestes, vêtu de violet; Horace dit qu’est venu le moment de la fête ou qu’il faut cueillir l’aujourd’hui sans penser à demain; Agésilas est magnanime envers les vaincus; Marc-Aurèle secoue la torpeur du paresseux. « Nil novi subs ole ». Textes encore féconds pour nos temps d’agitation. Des « modernes », romanciers et poètes, historiens, penseurs, lui tiennent aussi compagnie. Il s’est assis, attendant sa douce et souriante compagne, coutumière de quelques emplettes dans le village. Bruit de serrure! Bouquet de sourires après l’enjoué « C’est moi! » « Je m’en doutais! » Il s’était mis à écrire. Sur quoi? Nul, peut-être, ne le saura jamais. Comme l' »oranger sur le sol irlandais », célébré par la voix chevrotante de Bourvil: « …on ne le verra jamais. » Branches secouées sur le ciel blême. Plus un seul nuage, plus de pluie. Voitures, encore, encore, et encore, opalescents reptiles sur la grand-route.   VI   A jamais les a quittés leur maman. Ils ne se retrouveront plus, tous et toutes, au « Mont du loup », leur demeure bien-aimée aux secrets enfouis, qui les rassemblait malgré joies et tristesses. Jamais plus, leur maman ne leur fredonnera les comptines de son enfance. Hélas, hélas! Se sont évanouies les vertes années! « Pourquoi avez-vous dressé une table aussi grande? Maman, c’est parce qu’on est tous là aujourd’hui. Tu n’vois pas? Et y a assez d’place dans la cuisines, non? -Pf, i’n’faut pas un’si grand’table que ça! Et c’est quoi, toutes ces mies? – Enfin, maman, ne t’fach’pas com’ça! On est tous ensembl’, c’est ça qui compte! – J’vous avais dit que j’rev’nais de l’hôpital vendredi soir, et voilà l’accueil! » André se réveilla d’un seul coup. « Panta rhei ».

 

Méditation jubilatoire

Dans le fond bleu de ma retraite

Je n’entends que les chants d’oiseaux

Qui pour me bercer s’entêtent

A résonner sous les arceaux

 

D’eux, j’aime bien la compagnie.

Ils sont discrets, mais chaleureux.

A leur seul instinct je me fie

Pour chanter la beauté du lieu.

 

Dissimulée en un coin creux

La tonnelle simple et rustique

Qui m’abrite de tous les yeux

N’a pas besoin d’autre musique.

 

Le soleil filtre ses rayons

A travers les fleurs et les feuilles

De cette petite maison

Tapissée de chèvrefeuille.

 

Un parfum doux et entêté

S’obstine à encenser ma cage

Et toutes les fleurs de l’été

Ont rendez-vous dans le feuillage.

 

ö paix, ô douceur du silence

Si riche de mots retenus,

Offrez-moi l’eau de jouvence

Que je boive à traits continus.

 

Si le grain ne meurt

 

Une feuille attardée tremblote au gré du vent

Frissonnante, craintive et recroquevillée,

Elle espérait connaître un deuxième printemps,

Mais elle avait compté sans cette giboulée.

 

Qu’il fait froid, qu’il fait sec et que la vie est dure

En cet hiver passé sur un arbre, au sommet!

Un rêve émerveillé la berce en la verdure

D’un jardin tout fleuri au cœur du mois de mai.

 

Hélas! Voici la bise et sa force et sa loi

Dans l’hiver enneigé privé de ritournelles.

L’oiseau frileux se meurt. Au loin, un chien aboie.

Affamé de caresses d’enfants en ribambelles.

 

Au faîte de son arbre, joyeuse malgré tout,

La petite esseulé entreprend une danse.

Mais le destin sournois l’arrache d’un seul coup,

Elle tombe, meurtrie, sans troubler le silence.

 

Elle ne verra pas renaître le printemps.

Mais sa tendre dépouille emportée par le vent

Puis, mêlée à l’humus,, jaillira de la terre

Sous la forme jolie de mille fleurs légères.