Prix de la nouvelle 2013 de l’AREAW

Deuxième prix : Albert Dardenne

Talons d’Achille

Niché dans les replis bocagers du Pays de Herve, le petit village de Neufchâteau coulait ce qu’il est convenu d’appeler « des jours paisibles ». C’est-à-dire qu’il ne s’y passait jamais rien. Aussi, lorsque les villageois avaient vu s’installer dans l’ancien couvent des capucins une petite communauté de huit sœurs de la Pitié Féconde, l’événement avait-il été considéré comme majeur et même salué comme pain bénit par le curé du lieu.

Enfin, il l’avait cru… au début…

Force lui avait été toutefois de déchanter assez vite : les résidentes du nouveau couvent ne donnaient pas vraiment de leur congrégation une image (év)angélique.

Le cas le plus clair était celui de la Mère Supérieure, accrochée à son titre comme de la bardane à la croupe d’une chèvre angora. Alors qu’elle eût dû s’ériger en modèle d’humilité, en fer de lance de l’amour du prochain, la nonne aurait manifestement mieux été à sa place sous les oripeaux forcément rutilants d’une Abbesse-de-la-Suprême-Vanité. Mais comment s’en étonner quand on connaissait un peu le passé de cette grande et forte femme au regard hautain ?

Fille unique d’Achille et Aimée Pichenolle, la jeune Josette s’était en effet déterminée dès l’âge de quinze ans à  — selon ses propres termes  — « faire carrière en religion ». Son père l’avait laissé caresser ce projet sans piper mot. C’est qu’il lui était plus aisé de tenir discrètement sa fille à l’œil pendant les offices religieux que durant les thés dansants. Par ailleurs, sa femme et lui étaient convaincus qu’avant qu’il fût longtemps, un jeune mâle passerait par là qui conduirait Josette à réorienter d’elle-même son plan de carrière.

Toujours est-il que, si l’un ou l’autre mâle passa, aucun ne s’arrêta…

Si bien que lors de sa prise de voile, en signe de reconnaissance vis-à-vis de ce qu’elle interprétait comme un soutien inconditionnel à sa vocation, Josette voulut à tout prix inclure les prénoms de ses parents dans le choix de celui qu’elle porterait dorénavant. Délicate attention sans doute, mais qui devait la conduire à adopter le nom – difficile à porter – de Sœur Achille-Aimée de Jésus et de la Sainte-Face.

Son conseiller spirituel de l’époque avait bien tenté de l‘orienter vers plus de simplicité, mais la jeune sœur n’avait pu se résoudre à rien laisser tomber de sa nouvelle identité, et surtout pas la « Sainte-Face » dont la seule évocation faisait radicalement virer la sienne à un rubicond de fausse modestie. Cet afflux sanguin ne servait d’ailleurs pas au mieux son apparence physique : en s’empourprant, ses pommettes fessues semblaient se gonfler et comprimer les ailes de son long nez bourbonien. Les commissures de ses lèvres fines se voyaient alors comme gobées, et son visage prenait des allures de hamster glouton.

Sœur Achille-Aimée (Version courte, à l’usage exclusif des proches) n’avait donc rien d’un prix de beauté. Mais peu lui importait, en quelques années, elle avait assez bien manœuvré et atteint son but : devenue Mère Supérieure, elle avait le pouvoir ! Et elle savait le rappeler, quand il le fallait, en dardant sur son entourage l’arme d’une poitrine aussi ferme qu’opulente.

Son principal souci consistait, pour l’heure, à déterminer qui, dans la communauté, pourrait – sans lui porter ombrage – figurer à ses côtés dans un reportage de la série  Curiosités des villages oubliés  que réalisait la chaîne de télévision régionale. Approchée par un journaliste, elle avait d’abord été un tantinet vexée de se voir ravalée au rang de simple « curiosité », mais l’idée de connaître ses quelques minutes de célébrité télévisuelle avait produit sur elle l’effet de baume salvateur que l’on devine. Elle tenait donc, en fine stratège, à ne pas laisser n’importe qui paraître avec elle à l’écran. Car le journaliste souhaitait plusieurs intervenantes et… c’était bien ça, le problème.

De prime abord, Sœur Eva, la dépositaire du couvent, était la mieux placée pour bien tenir ce rôle. Mais justement, Mère Achille-Aimée sentait qu’elle allait le tenir « un peu trop bien ». Or on était à quelques mois seulement du renouvellement – possible, mais incertain – de son mandat de Supérieure de la communauté par la Mère Générale de la congrégation. Redoutant donc la concurrence, elle cherchait désespérément une alternative à la présence d’Eva.

Elle avait bien sûr, dès le départ, exclu d’office les trois jeunes postulantes. Il était inimaginable que ces petites bécasses puissent assumer un autre rôle que celui de figurantes défilant dévotement dans le cloître, à l’arrière-plan. Pas question de leur donner une place plus importante : elles auraient été capables de transformer le reportage en adaptation libre de Sister Act. Sans doute n’auraient-elles même pas obtenu ce statut de silhouettes, d’ailleurs, si la Supérieure avait su qu’elles la surnommaient « Mère Hasch ».

Elle avait aussi écarté Sœur Angèle. Pas uniquement parce qu’elle la surpassait d’une demi-tête, mais surtout parce qu’elle était photogénique. Angèle n’avait certes pas un visage de mannequin : son petit nez en trompette et ses incisives légèrement écartées l’éloignaient des canons de la beauté classique ; mais ses yeux d’obsidienne, pétillants de malice, lui donnaient un regard espiègle qui, associé à son sourire en coin, suscitait généralement un a priori de sympathie chez ses interlocuteurs. Cela suffisait à la Supérieure pour craindre de se voir voler la vedette. De plus, il était toujours risqué de laisser la sœur prendre la parole. Trop souvent en effet, ce n’étaient alors que persiflages, moqueries et propos cyniques. Plutôt deux fois qu’une, donc, il fallait éviter Sœur Angèle.

Sœur Victoire du Saint-Esprit, aux antipodes de la précédente, ne pouvait non plus faire l’affaire. Ses quatre-vingt-neuf ans l’avaient littéralement courbée en permanence dans la position d’envol des champions de saut à skis, à tel point qu’on se demandait en la voyant où pouvait bien se situer son centre de gravité car, malgré tout, elle tenait debout. Si l’on ajoutait à ce profil d’accent circonflexe, un visage ravagé de rides, à la peau abondamment tavelée, et le fait qu’elle ne pouvait aligner trois phrases sans aborder les inconvénients multiples de son incontinence, il était clair que l’ancêtre pouvait difficilement donner une image avantageuse de la communauté.

Restait Sœur Clémence, mais elle ne convenait pas non plus. Celle qui assumait les fonctions de sœur tourière faisait immanquablement penser à une petite barrique. Un jour mémorable d’inspiration perfide, Sœur Angèle avait même claironné que si Clémence ne figurait pas dans le Livre des Records, c’est uniquement parce que sa présence aurait fait doubler l’ouvrage de volume. L’intéressée s’était alors crispée instantanément jusqu’au tréfonds de ses fesses rebondies et le « crêpage de voiles » n’avait pu être évité que par l’intervention tonitruante de la Supérieure en personne. Les rondeurs de la sœur n’étaient pas trop gênantes en soi. Où le bât blessait, c’était en réalité dans la manière dont la nonne trahissait les raisons de son embonpoint. Comme elle s’empiffrait de manière compulsive à la moindre occasion, il était courant de lui voir les lèvres soulignées de coulures, le plus souvent chocolatées, que Sœur Angèle, encore elle, se plaisait à définir comme « un trait de mascara labial ». De plus, son scapulaire, parsemé d’odorantes auréoles graisseuses, faisait régulièrement mémoire des menus de la semaine écoulée et de ses visites récurrentes à la cuisine. En fait, la Supérieure calait surtout sur la présence trop visible de ces auréoles qui loin d’augurer d’une présumée sainteté de la porteuse, en faisaient plutôt une icône de la boulimie.

Si bien qu’ayant fait le tour de sa communauté, elle en revenait à Sœur Eva.

―           Eva, marmonnait Mère Achille-Aimée, Eva ! Qui donc lui a laissé choisir ce nom de… de… de strip-teaseuse ? Oui, d’accord, Eve est un personnage biblique… mais quel personnage ! Très clairement, la première de toutes les coupables… Pas de quoi se vanter ! Ah !

Elle ne décolérait pas. Car cette petite… « pécheresse » – oui, c’est la qualification qui s’imposait – cumulait les atouts qui la rendaient redoutable rivale. Au physique, d’abord. Certes, ce n’était pas le plus important, mais c’est ce qui créait la première impression. La trentaine épanouie de la dépositaire lui permettait des formes avantageuses sans être provocantes. À  y regarder de plus près, elle accusait bien une morphologie un peu masculine aux hanches et à la taille, mais ce détail, loin de lui nuire, ajoutait un charme un peu canaille à sa silhouette. Comme si cela ne suffisait pas, elle vous offrait par-dessus le marché des yeux d’un vert lumineux, une peau mate délicatement semée de quelques taches de rousseur et un petit nez droit, souligné par des lèvres débordant de tendre sensualité. Bref, il y avait déjà là de quoi damner plus d’un chanoine. Mais ce n’était pas tout. Depuis que l’économat lui avait été confié, la garce – il n’y avait pas d’autre mot – avait réussi à assainir sans douleur les finances de la communauté. Et pour couronner le tout, supérieurement intelligente, cette petite peste se révélait débordante d’humour et faisait preuve d’énormément d’envergure. Bref, elle avait tout pour elle. Et dire que ce benêt de curé répétait à l’envi que « les dons de Dieu sont équitablement répartis sur la terre » !

Rien que d’y penser, Mère Achille-Aimée de Jésus et de la Sainte-Face en avait la sienne sillonnée de frémissements de rage. Elle commençait même à caresser – malgré elle – de douloureuses pensées assassines quand le téléphone sonna. C’était le journaliste. Il se confondait en excuses : il avait été trompé par l’homonymie. C’est un autre Neufchâteau qu’il cherchait et un autre couvent avec lequel il voulait entrer en contact. Mais une autre fois, peut-être…

La Supérieure accueillit en définitive ce désistement avec un réel soulagement, même si elle pressentait que Sœur Eva – l’ignoble perfection faite nonne – lui causerait d’autres soucis.

Elle ne se trompait pas. Deux mois plus tard, le commissaire Lefin, qui bouclait ainsi une enquête longue de près de dix ans, devait mettre sous les verrous pour escroqueries et faux-monnayage une Sœur Eva qui, avant son opération, s’appelait Etienne.