Emmanuelle Ménard – Deux jours comme l’hiver- L’Harmattan, 2012, 221p. 23 euros. Disponible sur Amazon.be ou en librairie à Bruxelles (Filigranes/ Tropismes)

Après une petite pièce de théâtre, « L’ascenseur », publiée chez Novelas, et un recueil de poèmes « Impressions new-yorkaises », au Coudrier, l’auteure fait paraître, cette fois, un roman qui tranche très nettement avec la vogue ambiante par des qualités littéraires certaines.

Française avec des origines belges, titulaire d’un D.E.A  de Lettres Modernes à la Sorbonne, elle réside à Bruxelles et enseigne le français-langue étrangère tout en publiant des poèmes  au Grenier Jane Tony et des Nouvelles dans la revue « Traversée » de Patrice Breno.

Disons-le tout de go : ce premier roman est une incontestable réussite dans l’argument, la composition, et plus encore par ses qualités de style d’une griffe inimitable.

L’argument d’abord : il s’agit d’une rupture amoureuse, ou plutôt d’un abandon vécu  comme tel par le narrateur, tout aussitôt plongé dans une dépression cyclothymique. Cette descente aux enfers, sous forme de monologue torrentiel in petto, est une vaste et profonde remémoration de la liaison, rompue soudainement et sans aucune raison apparente par l’amante en fuite, journaliste partie en reportage au Mexique.

Commence alors l’errance éperdue du désespéré de ce dimanche d’hiver jusqu’à la fin du lundi suivant ; errance qui le mène du lit déserté à Paris, dans la «  revisitation » interminable et mélancolique des rues, des cafés, des jardins fréquentés jadis ensemble.

Dans cette immersion de plus en plus noire, François, expert-comptable de profession, va peu à peu se torturer en vain sur ce qui a pu provoquer cette fuite à l’anglaise sans la moindre explication. C’est alors qu’au cours des pages se déroule un écheveau particulièrement complexe de pensées, de réflexions, de ruminations de plus en plus existentielles sous forme d’auto-analyse. Mais à aucun moment, le lecteur n’aura le moindre indice des raisons de la rupture.

Le seul progrès de la narration, dans la première partie du roman, consiste à faire connaître   la personnalité des amants séparés. Il s’agit d’un couple totalement dissymétrique dont les caractères sont incompatibles : François est un homme timoré, engoncé dans les convenances étroites et maniaques d’un métier routinier, et très dépendant de son amie ; tout au contraire, celle-ci se dévoile audacieuse, flamboyante, passionnée et non conformiste, et forcément indépendante dans un métier changeant de grand reporter. Au fil de longues déplorations louangeuses de Claire, le narrateur s’abîme progressivement dans les affres du désespoir jusqu’à envisager le suicide d’abord, puis la rupture avec son employeur, longtemps  méditée dans l’enfermement de la déréliction. Ce n’est qu’au chapitre du cercle familial que l’on comprend que François a eu des parents mal assortis ; à savoir un père faible et une mère psychorigide et dominatrice, dont les traits sont la face antithétique de son ex-compagne. Il ressasse alors sans cesse ses souvenirs avec elle tandis qu’il règle ses comptes avec la société actuelle, sans oublier les grandes questions éternelles : l’amour, la finitude, la solitude, la souffrance… Bref, le sens de la vie, ni plus, ni moins.

Enfin, tout en commençant à délirer et à perdre pied dans cette obsession, qui tourne presque à la folie et lui renvoie une image piteuse de lui-même, François décide de faire table rase du passé en prenant comme résolution de quitter son emploi pour changer littéralement de personnalité. Il imagine alors un scénario de démission par téléphone avec son patron qu’il déteste  et à qui il dit ses quatre vérités. Est-ce réel ou imaginé ? Bien vite, on comprend qu’il fait les questions et les réponses, et la scène de démission s’avère une scène désopilante où il gagne à tous les coups. C’est en fait le prélude au retournement final où il revient à la réalité par force de détachement ; ce au terme d’une longue analyse qui s’achève dans la joie de la musique et d’une vie nouvelle libérée de toute inhibition.

Dans ce roman, l’auteure renoue avec  la tradition prestigieuse du monologue à la Joyce par la vertu d’un style où dominent la parataxe et l’anaphore ; style aussi truffé d’images coruscantes, faussement baroques, qui traduisent une ironie féroce et donnent un ton antiphrastique d’une grande puissance à un récit mené de main de maître à travers le mode du style indirect libre des grands romanciers modernes !

Voici donc un livre qu’on ne peut oublier : on attend le second avec impatience.

Jean-Pierre Grandjean.