Françoise Houdart, Éclipse, éd. Luce Wilquin.

Un roman à première vue assez étrange, et différent des précédentes publications de Françoise Houdart. Mais au fil de la lecture, l’étrangeté disparaît, et nous nous trouvons au cœur, au plein cœur, d’un problème de société, d’un problème humain que l’on peut rencontrer assez souvent, mais dont on parle peu: la solitude, l’usure de l’habitude, la tristesse, celle-là même qui faisait dire à Bernanos, je crois: Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes. Des personnages assez communs, un ménage, lui, cadre supérieur, content de lui, trop vite content, même, et qui ne se pose pas assez de questions. Elle, à la veille de la ménopause. Un couple ami, en parallèle. Un doudingue amoureux de la lune et de ses éclipses, et un commissaire de police plutôt perspicace. La lune aussi, bien sûr, dans toute sa splendeur. La lune rouge, comme le sang des menstrues. Cela pourrait faire une pièce de théâtre. Mais voilà, elle, Madeleine, Mado, traumatisée par sa stérilité, elle va, comme la lune, s’éclipser.

Les hommes sont assez vite choqués par ce phénomène des menstruations, même s’ils ne veulent pas le reconnaître. Ils en parlent assez peu, même les écrivains. Ce n’est pas un sujet à la mode, comme le mariage des prêtres ou la transsexualité. Je ne vois guère que Michelet, pour en avoir écrit d’abondance. Et la stérilité non plus. La citation de Stig Dagerman mise en exergue est particulièrement bien choisie: Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Et de fait, dans chacune de nos vies, quand l’âge avance; il y a cette mince fêlure: ce que nous n’avons pu réaliser, et qui nous hante, et qui est, le plus souvent, irrémédiable, et à la source de bien des comportements irrationnels.

Ici, les mouvements des personnages sont soigneusement décomposés, et décrits, comme dans une enquête policière. La clé, par exemple, objet symbole, nécessaire pour s’éclipser. Des caractères en demi-teinte, des gens qui n’ont pas vraiment vécu leur vie. Cela nous vaut, p.78, un excellent portrait des mélancoliques: Un mal insoupçonnable. Langueur, spleen, mélancolie…Ceux qui en mouraient autrefois en meurent encore; gardent sur leur visage éteint la trace d’un étrange sourire. Comment lui dire à cette inconnue qu’il est né de cette étrange nostalgie qui lui voilait les yeux, enfant? (…)Pour la première fois depuis longtemps, un espoir encore indicible veinait la lassitude opaque de sa vie.

Oui, Françoise Houdart, profondément humaine, aborde les problèmes vitaux – physiques – de la féminité. Jamais encore, me semble-t-il, elle ne l’avait fait avec une telle profondeur, et tant de discrétion, et sans perdre ce sens du mystère, de la poésie, qui pénètre nos existences, si pauvres et désespérées soient-elle. L’un ne va pas sans l’autre. Et il y aura chez Mado quelque chose qui la rapproche de la Belle au Bois dormant. La mythologie, les contes de fées, les notions scientifiques et la vie la plus quotidienne, ici, se côtoient et se compénètrent. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que Diane – Séléné en est une des figures – est à la fois déesse de la virginité et de la fécondité. Mais l’arbre lui parlait de la vie dans son langage d’arbre, la vie en ivresse de printemps, la vie en chuchotements de jeunes feuilles, en ébrouements d’ailes, en couinements de branches ivres de nouvelles sèves (p.91)

Les noms ici sont importants: La mère de Sacha s’appelait Florida: fille-fleur, mais aussi la région où les navigateurs, au 16e siècle, pensaient trouver l’Eldorado. La part du rêve, ici, rejoint et vivifie la part du réalisme. Mais aussi, un livre qui ressemble à une matriochka, avec lequel on n’en a jamais fini: c’est qu’il y a aussi le retour d’âge, et l’adolescence. Tu t’éclipseras, tu deviendras femme. Le secret n’est-il pas caché dans l’adolescence, pour disparaître à l’âge adulte? (p.155)

Sans oublier le rôle d’internet. Ce livre nous fait sentir, insidieusement presque, cette sorte de cousinage entre la sorcellerie du 17e siècle et le monde virtuel que l’électronique nous a ouvert. D’un côté comme de l’autre on vit en-dehors du réel, le balai de la sorcière annonçait le clavier de l’ordinateur. Et les femmes, ici comme là, se trouvent sur le front le plus menacé. Parce qu’elles sont, sans doute, comme Diane, des découvreuses, des aventurières, porteuses de vie, porteuses de sang.

Un maître livre.

Joseph Bodson