LES PROFONDS CHEMINS, Françoise HOUDART, 2013, Luce Wilquin, 22 euros, 304 pages.

VELASQUEZ  et les Ménines, tableau dont Picasso peignit pas moins de quarante-quatre variantes, préfiguration de l’art moderne, où l’on se demande : «  Où est le tableau, où est la réalité » ?  Velasquez, que  Victor REGNART, dont Françoise HOUDART nous retrace ici la vie, a tant  admiré, sans pour autant peindre – ou s’y essayer – à sa façon. C’est qu’il ne connaissait qu’une seule manière, REGNART, la sienne, ne se revendiquant d’aucune école, d’aucun courant (p.99), conscient de l’interrogation exprimée par VELASQUEZ, qu’on retrouve dans le dialogue imaginé entre REGNART et Marie, sa femme : « Viens voir, Vic, les bégonias sont en beauté… REGNART se redressa…. « J’irai tout à l’heure les cueillir au bout de mon pinceau » (p. 109). Ou ailleurs : « J’en reviens toujours au dialogue avec le miroir » (p. 85). La peinture ? « C’est juste qu’il y a là quelque chose… Quelque chose qui manque et qui appartient à la réalité » (p. 47). On l’aura compris, cette oeuvre se peut aussi comprendre comme méditation sur la peinture.

Très beau livre, d’une belle facture où aux  « témoignages » succèdent des tranches de vie.  Il y a ici Elouges, ses charbonnages, ses courettes, Elouges-Germinal, évoquée avec maestria : le bistrot « où l’argent de la paie avait disparu dans la mousse amère des Saisons ou le trouble fond des « gouttes »….. (et) les vieilles femmes (qui) gardaient les petits, le temps que s’affrontent dans la chambre glacée la colère de la femme et l’ivresse de l’homme et que la femme se couche et se donne sans plaisir pour que l’homme s’endorme enfin et que ses mains se dénouent » (p. 107). On imagine une superbe gravure ! Elouge, c’est aussi la jeune fille prise comme modèle pour une Annonciation (p. 75), les usagers de la ligne 98 et tant d’autres « petites gens ». Mais Françoise HOUDART passe maître du contraste lorsqu’aux terrils elle fait succéder, la Bretagne, Concarneau et le Montparnasse des années 20 et « les courbes du corps de Kiki », la sulfureuse qui ne l’emporte cependant pas sur Marie.  Car il a voulu y aller, à Paris, REGNART, se battre contre lui-même, « contre la certitude, la confortable conviction de pratiquer un art techniquement irréprochable » et « « confronter (ses) préjugés… avec l’audace et la provocation des courants d’avant-garde » (p. 148). On lit ici avec délectation ces scènes où REGNART rencontre le marchand de jouets de la gare Montparnasse, qui n’est autre que Georges MELIES (clin d’œil au film « Hugo Cabrel » ?) où cet épisode où l’auteur elle-même donne rendez-vous au peintre, beauté de la chronologie fracassée !

Loin de céder « au parisianisme », de modifier son art, il nous revient, Victor, qui, dans son carnet, devait écrire : « Je suis la courette…. Les remous du monde ne l’atteignent pas » (p.258). C’est qu’il est d’ « ichi », sans que ce terme renvoie à un quelconque enclosement, signifiant plutôt la fidélité à « son » art, de même qu’au personnage émouvant, si discret, de Marie, sa cousine et épouse ou à celui de la petite Andréa, la nièce. Oui, il est de ces profonds chemins où il a beaucoup joué (p.244) , ces chemins où le suit Françoise HOUDART, « qui partent des courettes et y reviennent inexorablement » (p. 279), profonds chemins « de l’âme de l’artiste » (p. 285) qu’explore cette écriture, à la fois limpide et finement sculptée.

Il y aurait encore beaucoup à écrire sur ce magnifique livre, mais il nous faut obéir aux lois du genre qu’est la recension. Clôturant celle-ci, je voudrais vous remercier, Françoise HOUDART : de nous avoir fait découvrir un peintre et graveur de chez nous. Vous l’avez  « exhumé » cet homme « sans autre histoire que celle de son talent, un talent si méconnu qu’il en est resté pur » (p. 66), « tenu en marge des grands courants qui bousculent » (p. 100), cet homme qui aurait pu connaître la gloire dès lors qu’on lui offrait d’illustrer le bal du Come d’Orgel, mais n’envoya jamais aucun dessin. Grâce à vous, Françoise HOUDART, nous garderons mémoire de Victor REGNART, sans oublier que « tant qu’il reste une œuvre quelque part dans le monde ; tant qu’un regard s’y pose, un peintre ne meurt pas » (p. 268).  Il nous reste maintenant à aller, par les profonds chemins, à sa découverte.

                  Michel WESTRADE.