Guy Delhasse, Les Abeilles rôdent, Ed. Academia – L’Harmattan

Hambourg, 17 août 1960. Mark, le motard narrateur, a pris en filature un van de marque Austin immatriculé à Liverpool. Le véhicule se dirige vers un quartier « chaud » de la ville, là où l’on s’encanaille à peu de frais et où on entend une musique nouvelle venue des Etats-Unis, une musique « qui sonne comme un appel au sexe » et que l’on nomme rock and roll. Parmi les passagers qui descendent du véhicule, cinq adolescents vêtus de cuir noir. Ils sont musiciens et chanteurs. Le soir même, ils se produisent sur la petite scène d’un établissement minable, avec des instruments et du matériel minables. Le groupe s’appelle The Abeilles. Son histoire commence dans la médiocrité, dans la banalité, dans l’indifférence.

Dix ans plus tard, en 1970, ce sont quatre « idoles » qui se séparent. Définitivement. Ils ne peuvent plus se supporter. Ils évitent même de se croiser lors de leur dernier enregistrement, Ces quatre Abeilles ont caracolé en tête de tous les hits, ont imposé leur musique dans le monde entier, ont créé une puissante entreprise de production de « tubes », sont devenus plus célèbres que Jésus (c’est ce qu’ils affirment), ont amassé une fortune considérable, ont été anoblis par la reine d’Angleterre… Sur leur itinéraire, ils ont semé, comme des cailloux blancs, onze albums de chansons dont certains sont de pures merveilles.

On aura deviné que Guy Delhasse parle des Beatles.et que le titre de son Rock Roman, Les Abeilles rôdent, est un jeu de mots derrière lequel apparaissent le titre d’un de leurs albums et leurs fameux studios Abbey Road. Le narrateur Mark, qui se dit obsédé par les gens célèbres, pressent que ces musiciens inconnus de 1960 seront un jour célébrissimes. Son obsession grandit au fil de la décennie au point qu’il n’a plus qu’une seule idée : tuer le leader du groupe, John (Lemmon), ce qu’il fera le 8 décembre 1980 à New-York, avec la conscience d’avoir été l’instrument du destin.

Quantité de livres, d’enregistrements et de films ont été consacrés à la saga des Beatles. Que pouvait-on y ajouter encore qui fût inédit ? C’est là tout le challenge qu’a relevé l’auteur. Sa connaissance précise de l’histoire du groupe et sa lucidité de critique musical lui ont évité de tomber dans le piège de l’hagiographie. Il met en scène quatre garçons « dans le vent », il les anime, il les promène en Europe et aux Etats-Unis, il souligne la force créatrice qui les a propulsés au zénith, il dénonce les inévitables navets qui sont les scories de leur « œuvre ». Mark le motard (qui ressemble à Delhasse comme deux gouttes d’eau) avait quatorze ans en 1960. Il dit le bouleversement qui l’a traversé lors de la découverte des premiers albums : « Quand j’ai entendu Come Together, j’ai été directement tronçonné par le son des guitares. Quand les autres chansons sont arrivées dans le sillon, j’ai été complètement scié. Cette fois, nous voilà devant un chef-d’œuvre. Nous avons rejoint l’acte sacré de la création. Le mystère de la fusion des quatre. »

C’est quand elle met des mots sur des émotions artistiques que l’écriture de Delhasse prend des accents lyriques du plus bel aloi, frôle une forme de mystique socio-politique, une célébration de la puissance créatrice. Et fait vibrer les cordes les plus sensibles de nos mémoires où résonnent encore les rythmes de Baby’s in black, The night before, Tell me what you see, Abbey road,All you need is love et l’extraordinaire Let it be qu’on croirait composé par un extra-terrestre.

« … il y a dix-sept morceaux de bonheur complet sur Abbey road. C’est dérisoire mais chaud et bon. Comme l’amour. Le bonheur de cet album est la valeur absolue de l’insoumis. Le bonheur de cet album est subversif parce que c’est le seul état de l’individu qui peut faire vaciller le pouvoir en place. Vous écoutez Abbey road et vous êtes remplis de forces de vie pour gagner la course contre les inégalités sociales, les abus de pouvoir et la pauvreté qui tenaille les estomacs

Le 4 février 2008, la NASA a lancé dans l’espace, en direction de l’étoile polaire, la chanson Across the Universe. Il faudra théoriquement quatre siècles pour que la sonde approche l’étoile du berger. « A moins que Voyager et le son n’atteigne les espaces du paradis où se reposent à l’infini John et Jésus, Stu et Brian Jones, Kennedy et Luther King, stars éternelles sur terre, grains de sable dans l’espace sidéral… »

Le livre s’achève sur une mise en perspective curieuse, audacieuse, inattendue. L’auteur évoque Lucy dont les ossements ont été découverts le 30 novembre 1974 dans les sables d’Ethiopie. Or, en 1967, les Beatles chantaient Lucy in the sky with diamonds.. Et Delhasse d’écrire cette phrase-diamant : « Les dates sont belles quand elles se font élégantes devant le miroir du temps ».

 

Michel Arnold