Jacques Sternberg – La sortie est au fond du couloir – Cactus Inébranlable éditions – 230 p.

Un roman qui relève de la littérature prolétarienne, qui conteste les soubassements de la société, déclare Denis Chollet dans la préface. Mais un roman tout à fait particulier. Ecrit au sortir de la guerre et refusé par tous les éditeurs à l’époque, il se voit tiré de l’ombre aujourd’hui par Eric Dejaeger, passionné par l’œuvre de Sternberg. Motif de ces refus répétés : le sujet pénible ressassé en boucle, l’aspect sombre et confus, l’absence d’intrigue. Pourtant, il se dégage de l’œuvre une intensité cruelle et dramatique, qui interpelle. C’est du vécu à l’état pur qui nous est servi là, avec une force, une énergie constante, éprouvante et épuisante pour le lecteur comme pour l’auteur.

Jacques Sternberg se définit comme un damné des lettres, fou des mots, névrosé de la prose. Et il voit Claude Habner, son héros, comme  poussé à l’extrême, arrosé de vitriol, terrifié et brûlé de crainte, paralysé par les doutes. Ce qu’il craint de devenir [lui-même] un jour entièrement dans une tragique communion de corps, de réflexes, de pensée, d’avenir peut-être. Il a tout mis dans ce roman : Je me rends compte combien je me suis « vidé » avec mon roman, combien j’ai hurlé tout ce que j’avais en moi. Il faudra des années pour récupérer peut-être, mais c’est une grande consolation de savoir que l’on a donné sa pleine mesure, son grand cri de sincérité et qu’il est là sur papier, derrière vous.

Heureux donc d’avoir écrit ce qu’il avait sur le cœur, d’avoir couché sur papier sa rage, son ressentiment, son analyse critique et cynique de la société où il est contraint de vivre, enfermé, écrasé. Sa difficulté à s’y intégrer. Le titre lui-même donne une impression de cul-de-sac et comporte une sorte de contradiction interne entre la « sortie » et le « bout du couloir », avec cette connotation d’impasse, de fin de parcours. Dans ce long roman, monologue incessant d’un narrateur en colère, nous voyons se confronter l’homme seul, démuni, à une ville frénétique, abrutissante, où il tourne en rond avec des milliers d’autres, dans une sorte de mécanisme d’horlogerie, de mécanisation de la vie, qui semble se dérouler dans l’indifférence générale. La seule échappatoire possible pour Habner est l’écriture, à laquelle il se livre à corps perdu, mais avec l’impression désespérante de crier dans le désert puisque son manuscrit est chaque fois refusé.

La ville est peut-être le deuxième protagoniste du roman. Elle apparaît comme une chose hybride, à mi-chemin entre la machine et la bête, productrice de foule en mouvement et dévoreuse d’humains dérisoires et inconscients de l’être. On pense à la machine vivante de Zola dans La bête humaine, la locomotive, dont l’homme n’est que le conducteur. Ici, la machine a pris les dimensions d’une ville, où Habner peine à trouver sa place et souffre de l’Indifférence qui règne partout, avec un grand I, comme Inhumaine, où les humains se comportent comme des robots sans âme et sans sentiments. Mais trouver sa place, c’est aussi s’asservir à la machine sociale, s’insérer dans l’engrenage, devenir un des rouages. Habner/Sternberg a du mal à s’y résoudre. C’est insoluble.

Cela donne un roman opaque, où on a l’impression de faire du sur-place, face à un mur de mots comme un mur de prison, face à cette logorrhée inépuisable, ce texte continu, sans alinéas, sans blancs, sans aération, sans pauses où reprendre son souffle. Lourd d’amertume, de peur et de hargne. Sans éclaircie notable. Quand une femme entre dans la vie de Habner, il dit qu’il est « pris » et non « épris ». Sa vie est tissée d’un malaise intense, insupportable, qu’il nous communique à travers les mots. A tout instant, il se triture l’esprit à tout décortiquer et n’est pas loin de la paranoïa. Et quand Nadia lui murmure : Tu me fatigues, Claude, ce soir surtout, Claude, terriblement… on la comprend.

On entre difficilement dans ce roman dense, oppressant, suffoquant, où l’on se voit submergé de mots forts, d’images expressionnistes originales, qui frappent l’imagination, d’introspections plus ou moins délirantes, de phrases tantôt simples tantôt contorsionnées. Tout comme, dans une forêt vierge, on se sent étouffé par la luxuriance de vie, de vert, de sons et de mouvements, discernant difficilement au milieu de la profusion, la beauté de chaque feuille, chaque fleur ou bestiole prise isolément, on a du mal ici à goûter les perles qui pourtant foisonnent dans le texte.

Mais si on arrive à s’habituer au style, à la présentation serrée, haletante, lancinante, à entrer dans le rythme de Sternberg, dans sa façon de penser, de sentir, de creuser, d’exprimer, on peut se plaire dans le monde complexe qui est le sien. Un livre qui marque, en tout cas.

Isabelle Fable