baudetJean Baudet, Histoire de la pensée de l’an un à l’an mil, éditions Jourdan.336 pp, 19,90 €.

Un livre irritant et superbe…Je m’explique: j’ai suivi assez attentivement jusqu’à présent la production de Jean Baudet, ses livres, nombreux, retraçant l’histoire de toutes les sciences, depuis leurs origines premières jusqu’à l’époque actuelle. Sans être toujours d’accord avec lui, mais avec admiration, non seulement pour son érudition, mais surtout pour son attachement profond à la science.

Or, ici, jusqu’à un point avancé du livre, de quoi est-il question? De l’histoire des religions, des théologies, des hérésies, en parallèle avec ce qu’il faut bien appeler, à un moment donné, le déclin de l’Occident. Que la fin de l’Empire romain et le haut Moyen-Age aient été une période pleine de bruit et de fureur, nous le savions – et cette fin commence très tôt, dès le 3e siècle. Que la recherche scientifique et philosophique ait été contrecarrée par les différentes Eglises, qu’elle le soit aujourd’hui encore, cela aussi, nous le savions, et Jean Baudet nous avait répété à satiété, dans ses ouvrages précédents, que les mondes extérieurs à l’Europe n’avaient pas apporté grand chose au progrès de la science. Que l’Eglise avait freiné ce progrès de tout son poids. Que les gens de gauche, les syndicalistes, les révolutionnaires, par leurs revendications, étaient eux aussi un obstacle au progrès. Bien des fois, et ici encore plus que dans les volumes précédents, je n’ai pu le suivre jusqu’en ses dernières conclusions, et plus d’un passage, en ce livre, choquera à juste titre les non-Européens, les croyants et les gens de gauche.

Et puis, même en suivant sa logique à lui, si tout cela est tellement évident, à quoi bon nous fournir une liste des papes? A quoi bon énumérer comme à plaisir les nombreuses variétés d’hérésies qui ont illustré cette période? Pour nous convaincre que le Christ n’est qu’un prophète parmi d’autres, et le christianisme, une hérésie qui a réussi? Pour ma part, ceci me touche peu: je ne suis pas croyant, mais ce qui m’importe, ce sont les actions, les façons d’être des gens. Leur façon de mettre leurs croyances en pratique, dans le respect des autres. Contrairement à ce qu’écrivait Claudel, la tolérance, il n’y a pas de maisons pour cela – l’expression est d’ailleurs passée de mode. Il y a seulement un monde pour cela, et c’est à nous qu’il appartient de l’habiter. Et il serait stupide de remplacer une intolérance religieuse par une intolérance laïque. On ne peut faire de l’athéisme une religion, avec son Eglise et ses prêtres.

Et pourtant, je l’ai dit en commençant, peu à peu, à partir du moment où il commence à parler de la transmission de la pensée, de la recherche des manuscrits, le ton change: le voilà dans son élément. Franz Cumont, Julien Ries: des hommes à sa mesure. Aux pages 197 et 198, il envisage le traitement par Saint Augustin du problème du mal avec un grand sérieux et sans moquerie: même si Augustin se trompe, il y a, dans cette approche du néant, dans ce pessimisme, dans cette absence de confiance en la nature humaine, quelque chose qui rejoint la pensée profonde de Jean Baudet. Et ce sera, brusquement, dans les dernières pages, un long passage superbe, le fond je crois de sa pensée. Qu’il me pardonne: une sorte de Nunc dimittis, mais celui d’un homme triste.. Son admiration pour Spengler ne l’a jamais quitté, et arrivé au terme de son étude longue et ardue, même s’il peut se réjouir et s’exalter, à juste titre, il reste toujours, non pas un voile, mais un arrière-fond de tristesse dans sa pensée. On me permettra de faire ici une longue citation: de son Epilogue:

J’ai cherché la Vérité.

Je n’en ai – mais je n’ai travaillé que pendant quarante-quatre ans, ce qui est certainement trop court – trouvé que des bribes, solides d’ailleurs: la logique d’Aristote, l’axiomatique d’Euclide, l’algèbre de Diophante, l’héliocentrisme de Copernic, la méthode expérimentale de Galilée, les équations de Newton.

Malgré quarante-quatre années de lectures, de méditation (phénoménologique et herméneutique) et d’écriture, je ne suis pas parvenu à aller plus loin. Mon œuvre est inachevée, comme une pièce de théâtre dont manque le dernier acte, et dont on ne sait pas si elle est comique ou tragique. Les premiers symptômes du vieillissement qui déjà m’accablent me semblent indiquer que ce dernier acte – que je n’écrirai pas mais qu’il me faudra subir – sera douloureux et désespéré, et peut-être même full of sound and fury, and signifying nothing…Je vais rencontrer la souffrance dans ma chair et non dans les phrases des manuels de pathologie. Je n’écrirai plus de livres. Je vais, dans le silence et devenu mon seul témoin, dans le désespoir, l’amertume, la douleur et l’angoisse, aller jusqu’au bout de ma nuit.

Mais Faust vieillissant, le Faust créateur et constructeur, lui aussi, ne devait-il pas se dire, bien avant Victor Hugo, que chaque homme, dans sa nuit, marche vers sa lumière?

Joseph Bodson