Jean-François Füeg, Les oreilles des éléphants, roman, éd. Weyrich.

Autant qu’un roman, un récit de vie, axé surtout sur l’enfance et l’adolescence de l’auteur. Un récit très réaliste, très véridique. On réalise, en le lisant, l’exactitude de la parole de Bernanos, disant qu’à sept ans, tout est déjà joué. Bien sûr, notre liberté conserve une certaine autonomie, mais la marge est bien petite. Même si nous réagissons en ramant à contre-courant…cela nous entraîne parfois trop loin, dans l’autre sens, et, s’il est permis d’abuser des citations, nous dirons avec Goethe que la vie, c’est comme le jeu de l’oie: on finit toujours par arriver où l’on ne voulait pas.

L’auteur appartient à un milieu privilégié, et très conscient de ses privilèges. Privilèges qui sont souvent autant de préjugés. Il n’est pas tendre avec les siens. Ainsi, à la page 44, à propos des immigrés: Je me suis souvent interrogé sur la représentation que ma mère avait d’elle-même. Croyait-elle être faite d’un autre bois que ces bataillons d’Italiens, de Polonais et de Turcs qui partageaient nos bancs d’école ou se voyait-elle foncièrement différente; première de sa lignée à être Belge de plein droit. On orientait systématiquement les immigrés vers les études techniques; ce fut le cas notamment d’Elio Di Rupo, et ce fut sa chance…Ainsi, le jeune Jean-François sera-t-il amené à réfléchir sur les homosexuels, les francs-maçons, et à se former à lui-même sa philosophie. Il devra se frayer sa voie, avec ce lourd handicap de préjugés. Aussi conclut-il, p.82, J’ai pris conscience du fait qu’on est toujours seul. D’où sa sympathie sans doute pour les anarchistes, et j’ai été heureux de retrouver, parmi ses lectures, celles qui étaient les miennes au même âge: Bakounine, Kropotkine, Elisée Reclus…Là, au moins, les fenêtres étaient ouvertes, et l’air passait…

Et la vie continue, apportant son lot de problèmes et d’épreuves. Non, rien n’est facile, la liberté, les sentiments, l’argent: autant de questions épineuses. Ainsi s’ impliquera-t-il dans les problèmes de sa sœur. Ainsi dira-t-il, à la fin du livre: Les voies que mes enfants on choisies sont à mille lieues de nos imaginaires, à ma femme et à moi, et c’est très bien ainsi. (…) Depuis l’aube de l’humanité, les Hommes font ce qu’il y a de mieux pour leur progéniture et chaque génération se construit en tuant le père. Couper le cordon, c’est prendre de la distance critique pour pouvoir écrire sa propre histoire et faire ses erreurs à soi plutôt que reproduire celles des aînés.

C’est une sage constatation: si nous avons réussi à nous forger une personnalité assez cohérente, rien ne nous assure qu’elle ne comporte à son tour d’autres préjugés, et nous sommes mal placés pour les voir. Et peut-être est-ce cela le sens de l’histoire, en ses mouvements lents: lente, peut-être, mais non point inerte et sans ressort. Vivre, éduquer, cela reste prendre un risque celui de se tromper. Un risque qu’il faut assumer, tout en restant lucide. Et la lucidité, c’est bien la qualité maîtresse de ce livre, qui passe aussi par la limpidité de l’écriture.

Et il se terminera par l’apologue de l’éléphant, celui d’Afrique et celui d’Asie. Cela, je vous le laisse découvrir. Les lecteurs, c’est un peu comme les enfants: il faut aussi leur laisser leur part de responsabilité…

Joseph Bodson