Jean-Luc Duvivier de Fortemps – illustré par Jean-Claude Servais – Le temps du brame éd. Weyrich – 95 pages

La rencontre de trois talents, auteur, dessinateur, éditeur, nous donne ce magnifique petit album, sur papier glacé agréable au toucher, images émerveillées de la forêt et de son roi, le cerf, chantés avec  passion par un amoureux de la nature, qui réussit à marier lyrisme et réalisme dans une langue simple et raffinée à la fois. La forêt est un temple, et le brame, son hymne sacré. Un mois durant, le temps du rut, du 15 septembre au 15 octobre, Duvivier se promène, observe, admire, se coule au cœur de la forêt, en s’efforçant de ne pas déranger les seigneurs du lieu. Hélas, au brame, seul, je suis encore de trop, dit-il. Pourtant, il se sent devenir sauvage, naturel, inclus dans ce milieu privilégié mais les animaux sentent l’homme, dont il est toujours prudent de se méfier, surtout en cette saison de chasse. Il faut donc arpenter vallons et collines, rester  à l’affût dans un mirador, ajuster ses jumelles, se tenir sous le vent, se plaquer contre un arbre pour être témoin des ébats, des combats, des esquives…

Depuis plus de trente ans, Duvivier est au rendez-vous du brame. Ce mot désigne à la fois le cri du cerf  (appelé aussi raire ou bramement) et la période de rut. L’auteur dit vivre entre parenthèses, faire corps avec la forêt et vibrer jusqu’au tréfonds. Il excelle à nous communiquer sa passion. On pourrait croire que parler aussi longtemps de ce sujet particulier serait un peu monotone. Pas du tout. Les petits récits au jour le jour, les descriptions, les événements, la personnalité des cerfs créent une ambiance.  Forêt aux confins du rêve et de la réalité, du mythe et du vécu… Les cerfs sont connus et identifiés. Ils ont des noms, Méphisto, l’Ecrevisse, Mazarin, Prince, le Pèlerin, l’Araignée…  La majesté du langage reflète celle du cerf, nous plonge dans la vie de la forêt, nous fait vivre les provocations à coups de raire, les confrontations sans merci jusqu’à ce que l’un abandonne la place, le rassemblement du harpail (harde) à surveiller jalousement pour éviter des rapts sournois de son harem de biches, et les moments de repos, où l’on somnole et viande en attendant le prochain combat. Les termes techniques ne manquent pas mais ils ajoutent à  la poésie du récit et un glossaire nous aide au besoin. La harde n’a plus de secret pour nous au terme de cette lecture et l’œuvre s’ouvre sur une perspective bien plus large, nous révélant l’aspect divin de la vie dans la forêt. Rien n’est laid dans la forêt parce que tout y est divin. L’auteur s’y sent si bien qu’il la considère comme sienne et l’aime comme une femme.

Pourtant, il n’en est pas le maître et quand le propriétaire de la Belle Pâture l’accompagne avec une carabine, s’installe dans le mirador et abat l’Ecrevisse d’un coup de feu bien ajusté, Duvivier ne lève pas le petit doigt. Ca fait partie du jeu, il n’y a plus de prédateur… Il faut que l’homme se substitue au loup qu’il a éliminé. S’ensuit un cérémonial sans doute séculaire un peu dérangeant, un peu magique avant que le cerf ne finisse en civet, ou ne soit abandonné aux corbeaux – ce n’est pas précisé. Mort, il m’impressionne davantage que vivant, écrit Duvivier. Peut-être parce qu’il le voit de près, le touche, lui rend les honneurs, accomplissant le rite du rameau glissé dans la bouche en « ultime pâture » et du rameau trempé dans le sang de la plaie offert au chasseur, qui l’arbore à sa coiffure, plume au chapeau, trophée de chasse. La mort fait partie de la vie et l’homme la dispense avec largesse.

 N’empêche, l’image de ce grand cerf abattu sans combattre nous blesse au cœur. Restent heureusement toutes les autres images, très nombreuses et très belles, saisissant sur le vif les moindres scènes de la forêt, nous croquant la vie de la harde mais aussi d’autres habitants surgis au détour des pages, et même les fantômes de la forêt, pour élargir les plans de vie à d’autres époques, où la forêt était habitée par les hommes.

La fin du brame laisse les grands cerfs amaigris, efflanqués, fatigués et sans plus d’intérêt pour les biches. Il leur reste peu de temps pour regagner des forces et se préparer aux rigueurs de l’hiver. Quant à l’auteur, il se sent toujours un peu mélancolique, tant cette période lui apporte de bonheur.

Isabelle Fable