Marc Quaghebeur, Histoire, Forme et Sens en Littérature. La Belgique francophone, tome I : L’engendrement (1815-1914). Peter Lang éditions, coll. Documents pour l’Histoire des Francophonies/Théories, 436 pp.

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C’est à un travail de longue haleine que s’est attelé Marc Quaghebeur, et dont voici le premier volume. Une véritable autobiographie au travers des nombreuses publications qui ont jalonné une longue carrière au service de nos lettres, essentiellement rédigées dans le cadre des Archives et Musée de la Littérature. Une idée préconçue, celle de l’originalité des lettres belges par rapport à leur grande sœur ? Nous dirons plutôt une thèse qui s’appuie en bonne part sur une connaissance approfondie de notre pays et de son histoire. Il paraît difficile, en effet, de séparer l’histoire de la littérature de l’histoire tout court. Ainsi, par exemple, l’image que l’on se faisait de la Belgique à l’étranger, et l’image que les Belges se faisaient d’eux-mêmes, a été fortement marquée, tout d’abord par l’image contrastée de la Belgique sous Charles-Quint et Philippe II, et par l’attitude de notre pays au cours de la première guerre mondiale. Ce n’est pas un hasard non plus si l’âge d’or de nos lettres a coïncidé avec la fin du 19e siècle, l’essor de notre industrie et l’empire colonial créé par Léopold II.

Un second caractère très marquant : l’étendue extrême des lectures de Marc Quaghebeur, une curiosité sans limites. Il met même une certaine élégance à appuyer, le plus souvent de façon très plausible, certaines analyses sur des œuvres peu connues, qu’il s’agisse de la préhistoire des lettres belges à l’époque hollandaise, ou de romans tels que ceux de Rosny, dont on ne connait plus guère que la Guerre du feu, grâce au cinéma, et les Mystères du Congo, de Nirep, qui, sous des allures de roman pour les jeunes, se révèlent très révélateurs de leur époque.

Pendant fort longtemps – jusqu’à la guerre de 1914, en fait – on insistera beaucoup, pour caractériser les Belges, sur leur double nature, latine et germanique. Changement de décor après la guerre. Second caractère, qui résistera davantage : l’héritage de la peinture flamande.

Le grand moment bien sûr, et Quaghebeur y reviendra à différentes reprises, c’est, en 1867, la parution de La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’ Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs. Une histoire profondément différente de celle de la France, et porteuse d’un sens : l’opposition entre les absurdités de l’Histoire, et un Sens qui, lui, est humain. Cela va donc bien plus loin que le récit proprement dit, cela se joue parfois de la vraisemblance et laisse déjà présager le réalisme magique du siècle suivant. Robert Poulet, Hellens, Ghelderode et son baroquisme, et puis, en 1937, le Manifeste du Lundi, où c’est sur l’universalité de la langue française que l’accent sera mis. Plisnier, Victor Serge, les surréalistes belges, combien différents des surréalistes français

Et combien d’autres, entre-temps, dans les marges, des interstices qu’il faut creuser comme dans les imaginaires, un analogisme qui peut se crypter sous bien des formes, qu’il s’agisse des faits sociaux, comme chez Jean Tousseul, O.P. Gilbert et Neel Doff, de la querelle entre les tenants de l’art pour l’art selon Picard et ceux de l’art social. Et puis, après la seconde guerre, le retour à une esthétique néo-classique, à des valeurs intemporelles, chez Pierre Nothomb, par exemple.

Il y aura encore, bien sûr, Conrad Detrez, Pierre Mertens,, Gaston Compère, Jean Louvet et Kalisky – nous notons au passage l’intérêt tout particulier attaché au théâtre.

Et puis, et puis,…c’est vraiment une mine inépuisable : Maeterlinck, bien plus riche et plus nuancé qu’il ne semble parfois, au travers d’une belle étude du Cahier bleu et de l’Intelligence des fleurs ; un Lemonnier épique plutôt que réaliste (mais n’est-ce pas aussi vrai, parfois, de Zola ?) Les revues, comme la Société Nouvelle, Antée, et les imprimeurs, De Man et Kistemaeckers, ne sont pas oubliés. Mais aucun véritable pôle éditorial ne sera créé en Belgique, quel que soit le poids de nos auteurs.

Verhaeren sera approché de façon approfondie à propos de ses considérations sur les peintres, et principalement Ensor, et le livre prendra fin, en point d’orgue, sur le Magrice de Georges Eekhoud, et une superbe étude, délicate et attentive, de l’oeuvre de Maria Van Rysselberghe.

Marc Quaghebeur évoque aussi, bien sûr, l’époque actuelle, marquée essentiellement par la mise en place du système fédéral, le post-modernisme et l’évolution néo-capitaliste. Une prise de distance par rapport à l’histoire et au mythe, comme dans le Faust de Jean Louvet et l’Œdipe de Bauchau. Un autre type de conscience, de rapport au monde.

Encore une fois, l’originalité de ces études repose essentiellement sur deux pôles : la grande variété des matériaux utilisés, et l’originalité des angles d’attaque. Les larges synthèses, parfois inattendues, mais toujours justifiées, reposent sur une solide érudition, et aussi sur un goût de l’inattendu. Il se produit là une sorte d’osmose entre le talent de découvreur de l’auteur et la démarche des littérateurs belges, dans leur succession à la poursuite de l’insolite, du dépaysement, telle qu’il la dévoile pour nous. Plutôt que de transcendance, il s’agit ici de dépouillement, et l’on pourrait songer à la démarche de Cuvier, telle qu’elle servit d’emblème à la Comédie humaine. Avec ce premier tome, et l’ouvrage de Michel Otten que nous analysons ci-avant, cette année aura été une année faste pour l’analyse et la mise en valeur de nos lettres.

Joseph Bodson