Michel Joiret, Propos d’inquiéteur, poèmes, éd. du Cygne,2013, 92 pp. 12  €.

Prenez bien attention à la couverture de ce livre. Prenez garde à la démarche de Michel Joiret. Un train peut en cacher un autre. Un Joiret peut en cacher un autre, et même plusieurs autres. Quand il s’avance, du bout d’une rue obscure, d’une démarche un peu chaloupée. Quand vous le voyez, au bout de la plage, surgir tout ébouriffé, entre deux bourrasques. Gentil, aimable, souriant, toujours le mot pour sourire. Il peut, lui aussi, changer de peau plusieurs fois, et vous aurez peine à le reconnaîitre. Un Joiret plein d’inquiétude et de douleur, comme on l’avait entrevu, parfois.

La première de couverture est très engageante: non pas inquiet, mais inquiéteur. La Jolie rousse de Privat Livemont, pourtant, semble faire écho à celle d’Apollinaire, et l’absinthe Robette, échevelée, efflorescente,  porter un toast à l’art nouveau, tout fleurs et tout volutes. Et pourtant…Je ne suis pas celle que vous croyez. Ecoutez plutôt, en page 4 de couverture, celle où d’ordinaire l’auteur s’encense lui-même:

L’ illustration de l’affichiste Henri Privat-Livemont m’a ouvert le crâne comme une boîte de Pandore. Ruisselante de jeunesse et de sensualité, la jeune femme aux couleurs d’absinthe qui y loge, a traversé le temps et humeurs d’époque sans pour autant effleurer ni altérer un seul instant ma propre mémoire, ni celle de mes vies antérieures, ni même un quelconque fantasme de l’hédoniste que je fus. Mais les mots qu’elle a éveillés, les associations d’images qu’elle a conçues et l’épice insistante dont elle parfume encore le moindre grain de vie, ne pouvaient que flatter l’ inquiéteur au fond de moi qui n’attendait peut-être qu’elle à travers les gemmes, les cendres et les volutes inquiétantes du présent.

Les sous-titres eux-mêmes ont de quoi nous déconcerter: Bruines de vie possible, Passant   Pays   Paysage: est-ce que tout, les phrases, les mots, les lettres, serait en train de se décomposer, de se défaire dans la brume, là sous nos yeux? Plus rien de solide, plus rien d’harmonieux, de rassurant? La dissonance inquiète.. L’allitération trop poussée aussi.

Et voici le nouveau Joiret:

Le sentiment de m’éloigner

De moi

 

Me touche comme la nuit pérenne à

Chaque étage de mon

Hiver

 

Peur du lointain. Peur de la nuit. De l’ennui. De perdre ses clés. De se tromper d’étage. Faut-il avoir peur pour faire peur, être inquiet pour inquiéter? A chaque poème, à chaque ligne, de nouvelles questions se posent, qui nous pénètrent et nous transpercent, comme par osmose:

Ne consens qu’à demi de

Vivre au-delà du

Vivre

 

Encore toutes

Lumières éteintes et

 

Chaises sur les tables et

 

Poubelles sorties par

La porte de

Service

 

Mon Dieu que me

Reviennent les pluies

D’elle et puis

Elles

 

Comme un sanglot dans

Un mouchoir

 

Révoltes des conjonctions, des prépositions, des épithètes, rejetant les noms sur l’autre vers, comme on fait, bras tendu, d’une danseuse. Comme si l’on n’en voulait plus, et puis qu’on les reprenait. On pourrait ainsi, rien qu’en se penchant sur la syntaxe, décrypter le recueil. Ou bien sur les sonorités, les pleurs et les pluies. Ou bien en faire une analyse thématique, les boissons, les nourritures, Le sexe, le corps, le temps. La tristesse qui ne dit pas son nom.

Mais ce n’est pas à cela que je vous convie. Laissez-vous plutôt inquiéter, partagez cette inquiétude, qui est fraternelle, ouverte, malgré souffrances, ennuis et dégoûts. Pour reprendre l’exergue de Gide: Simplement j’occupe la place de quelqu’un que l’on prend pour moi. Le temps d’une simple rêverie, d’une pensée qui nous trouble. Car il est là, bien là, dans son inquiétude, dans notre inquiétude:

Retenu par la manche

Du viveur qu’on a cessé d’être et

Oublier son nom

 

La question court comme une feuille de vieil érable.

 

Comme le Soleil cou coupé d’Apollinaire, en son élan interrompu, ses phrases scindées, syncopées, ses rythmes hachés. Le complément qui n’a plus de sujet. L’infinitif qui se perd dans l’infini. La question perdue, qui n’aura jamais d’autre réponse qu’un coup de vent dans le ciel. Mais nous sommes toujours là, peut-être est-ce nous qu’il retient ainsi par la manche, inquiétant inquiéteur. Solitaires solidaires.

Joseph Bodson