PORTRAIT D’ARTISTE : MIREILLE DABÉE

Propos recueillis par Noëlle Lans.

 

Artiste-plasticienne, auteure, réalisatrice, journaliste et photographe … difficile de cerner Mireille Dabée en quelques phrases !

Mi Blank. avril 2016 (1)

Vous avez conjugué études scientifiques et artistiques. Sont-elles intimement liées dans votre démarche artistique ? Se complètent-elles ?

Arts et sciences forment un tout qu’il ne convient pas de dissocier. Il s’agit d’« outils de compréhension » de l’univers dans lequel nous vivons. Et peu importe l’outil, pourvu qu’on « travaille » à cerner au mieux les dimensions multiples de notre environnement. Nous sommes à la fois « penseurs » de notre vie sur terre, et « partie prenante » de cette vie. Il suffit, pour relativiser notre importance dans le cosmos,  de prendre en considération la belle cohérence des galaxies, étoiles et planètes, où nous ne sommes, comme le dit Hubert Reeves, que « poussières d’étoiles ».

 

Mi à Knokke (68)

 

Que représente pour vous le fait d’être « artiste plasticienne » ? Un rôle à jouer dans la société ? Un témoignage à laisser à l’humanité ? Un moyen d’expression, de communication ?

En fait, ce statut d’artiste s’est imposé pour nommer les activités diverses dont je ne pouvais me passer. Peindre, dessiner, photographier, filmer, écrire… sont quelques-uns des moyens dont j’use pour approcher la beauté et l’immense diversité des formes de la vie. C’est ainsi que je poursuis mon chemin sur terre, en quête de réflexion sur le sens de la vie. Je ne peux qu’exulter en admirant les infinies possibilités d’adaptation du principe vital sur notre planète. Si on veut imaginer plus et mieux que ce qui s’est créé au fil des millions d’années, on s’aperçoit rapidement que nos tentatives sont maladroites à côté de ce qui existe et s’est déjà réalisé. Nous sommes de lents « approcheurs », de pâles « copieurs » de l’art majeur qu’a initié la vie. La science cherche à comprendre les « comment » de ce qui existe. L’art tente, grâce à une perception individuelle, de revisiter par la matière l’un ou l’autre aspect d’une création infinie, ample et inimaginable. Je n’ai ni message à prodiguer ni rôle à jouer, mais le fait même de proposer des fragments de (re)création au regard des autres induit l’existence d’un témoignage, au-delà même de l’intention d’en apporter un.

Quel est votre état d’esprit lorsque vous créez ?

Intériorité et concentration. Je sens qu’il est nécessaire pour moi de quitter la sphère des autres, de repousser les interférences de leur existence sur la mienne. Je me recentre. Me laisse envahir par l’impulsion d’un instant à capter sur le papier ou la toile ou sur tout autre support à ma portée. Un instant d’espace et de temps m’est donné à restituer à la vue de ceux qui en comprendront l’intensité. Au moment de la création, je suis « passeur » de fractions de secondes de l’univers dont je fais partie, constituée comme lui des mêmes particules.

Mi Blank.avril 2016 (3)

 

Êtes-vous « en manque » lorsque vous ne créez pas ?

Plutôt que du « manque », je ressens une irrésistible pression à matérialiser ce que je viens de mentaliser. Je suis fébrile et impatiente au moment de restituer ce qui vient de s’éclairer. Mais je peux aussi schématiser, structurer et préparer un ensemble à créer dans l’absolu, sans me ruer dans un geste impérieux sur un quelconque support.

Connaissez-vous de longs moments de gestation – volontaires ou non ?

J’ai souvent plusieurs œuvres prêtes en même temps, mais uniquement dans ma tête. Ce qui aboutit à une étonnante rapidité d’exécution, dès que je mets en place un ensemble. En réalité, je porte en moi plusieurs expositions, plusieurs livres, plusieurs films, que personne ne verra jamais si je ne trouve ni galeriste ni éditeur ni producteur pour les finaliser.

Vous considérez-vous davantage figurative qu’abstraite, ou passez-vous indifféremment d’un style à l’autre ?

Les notions d’abstraction et de figuration permettent aux amateurs d’art de classifier les artistes. Mais toute création est à la fois abstraite et figurative. Abstraite parce que conçue d’abord à partir de schémas mentaux. Figurative parce que reflétant dans la matière un aspect médian, micro ou macroscopique. Selon qu’on regarde une main à taille d’homme ou un centimètre carré de la peau de cette main, on passe du médian au microscopique. Si on lève les yeux vers le ciel, on passe du médian au macroscopique. La classification « abstrait/figuratif » n’existe que par le point de vue adopté dans la création.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA Vous photographiez volontiers votre reflet (miroir, vitrine…) ou vous  amusez à capter votre ombre projetée sur le sol. Est-ce pour mieux vous comprendre ? Vous y reconnaissez-vous ?

Ce type de photos correspond à la prise de conscience de soi des débuts de l’humanité. Le reflet dans l’eau, l’image de l’être, et toutes les manifestations de notre identité, nous ramènent à la révélation permanente de qui nous sommes et à l’étonnement face à nous-mêmes. Illusion d’être ? Façon d’exister ? Je ne sais comment traduire le verbe « être » dans l’irréalité du reflet ou de l’ombre.

Les sujets « artistiques » que vous photographiez sont multiples et variés (éléments de la nature, géométries animales, végétales, minérales). Qu’en est-il de l’être humain ? S’il n’est pas « filmé », son image sera forcément figée dans une attitude qui n’est pas toujours avantageuse pour lui… Y pensez-vous ?

Rien, pour moi, n’est « laid » qui appartient à l’une des formes de vie sur terre. La notion de « posture avantageuse » n’intervient que dans les réactions d’amour propre et de révélation de l’apparence du sujet photographié ou filmé. Elle n’existe pas aux yeux de qui aime ce qu’il voit. La vieillesse n’est pas laide, la maladie, la mort, la constante évolution du corps humain non plus. J’ai ressenti le profond respect de l’humain qu’il y a dans les grands formats d’Andres Serrano, ce photographe des corps et de ses misères, mais aussi de l’incroyable dignité de tout être qui vit ce qui lui est donné de vivre. Tout est digne d’être peint, photographié ou filmé, s’il y a amour et respect de l’autre.

Le grand photographe Brassaï  – également dessinateur, peintre, sculpteur, écrivain – considérait que le regard est ce qui est le plus important dans un visage. D’accord avec lui ?

Le seul organe qui naît, vit et meurt dans la même taille et la même couleur est l’œil. Le regard est donc ce qui assure la permanence de l’être qu’on a en face de soi. Il rend aussi l’intensité de la vie, la puissance du principe de vie. Il est le canal de la pensée. Il est l’outil d’appréhension de ce qui nous entoure. Oui, Brassaï parle en photographe qui vise l’âme du sujet et se focalise sur la lumière du regard.

L’aspect insolite des choses vous interpelle et il n’est pas rare que vous « détourniez » une situation pour la transformer selon l’inspiration du moment.

Tournure d’esprit oblige, je prends toujours de la distance avec les événements. Esprit critique, humour, expérience, façon de relativiser et autres « non implications abusives » me donnent assez de mou pour voguer allègrement dans les deuxièmes, troisièmes et ixièmes degrés de la réactivité. Le monde peut être regardé avec bienveillance quand on ne le prend pas trop à bras-le-corps. J’aime assez la juste variation apportée par Georges Brassens quand il chante « mourrons pour des idées, oui, mais de mort lente ».

Cette façon de voir les choses me permet de photographier à plusieurs niveaux pour chaque image prélevée au quotidien.

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Est-ce pour immortaliser l’éphémère que vous le photographiez ? En quoi la photographie se distingue-t-elle du dessin, par exemple ?

La photo retient l’éphémère d’une réalité aussitôt évaporée. Les milliers, que dis-je, les millions de clichés déjà engrangés ne sont jamais qu’une vaine tentative de m’assurer que tout cela a bien eu lieu, que le monde est ce que je crois qu’il est, que demain, si j’en doute, je pourrai conforter ma pensée d’une illusoire continuité d’existence de ce que mes yeux perçoivent.

Le dessin est la mise au noir d’un cheminement mental. Il me balade dans mes pensées et accroche au hasard les rêves et cauchemars de l’inconscient.

Photo et dessin sont « propos d’œil ». Mais l’un fige une réalité extérieure et l’autre une pensée intérieure.

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Le ciel et les nuages vous fascinent depuis toujours. Est-ce pour fuir le « côté terre »?

Aucune fuite n’est possible aujourd’hui. Nous sommes terriens. Plaqués au sol par la gravité, sur une boule qui file dans le cosmos sans nous tenir avisés de ce qui nous attend dans les milliards d’années à venir, nous subissons cet état de « promenés dans l’univers », malgré nous. Depuis des temps immémoriaux, les humanités ont vaguement compris qu’il y avait, au-delà de notre monde, bien d’autres mondes. Nous savons qu’en levant les yeux un infini nous nargue. Que sont les certitudes de nos corps face à l’immensité de notre questionnement ?

Je n’ai jamais cessé de me sentir du ciel et des étoiles, toute terrienne bien ancrée que je sois. Je vis de cette profonde humilité qu’il y a à vivre sans tout comprendre, et de cette certitude que j’appartiens à un processus incommensurable d’expansions et de contractions multiples.

Les nuages me fascinent parce qu’ils sont le signe le plus tangible et le plus proche de cette ronde magistrale où nous valsons tant bien que mal avec la terre, notre seul point d’ancrage dans l’univers.

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La lune ne vous laisse pas indifférente non plus …

L’amie lune est ma sœur d’évasion de la terre, très proche mais déjà plus éloignée que les nuages. Elle tourne aussi et se joue de nous tous les mois de notre petite vie. Je ris en songeant qu’il ne me faudrait qu’un « rien » pour « hurler à la lune », en bon petit loup de cette terre, pour exprimer ma joie d’être, même si je n’y comprends finalement pas grand-chose à ce cirque cosmique !

Pour Doisneau, la beauté échappe aux modes passagères. Vous n’allez  certainement pas le contredire !

La beauté fondamentale de l’existence est telle que les formes particulières qu’elle revêt n’ont rien à voir avec les menues imperfections des corps, et encore moins avec les us et coutumes de parure des corps. Les modes sont, par excellence, passagères. Seul reste « l’être », ce corps d’humain qui nous est advenu au cours des millénaires. Que l’on se veuille grand ou petit, de telle ou telle forme ou couleur, de telle ou telle particularité, nous sommes « beaux » parce que nous sommes « vivants » !

Doisneau, comme Brassaï et comme tous ces grands « regardeurs », dit l’évidence qu’il y a à prendre la vie comme elle est et à en profiter au mieux tant qu’elle nous est donnée.

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Eugène Boudin recherchait avant tout la lumière dans ses tableaux où le ciel est souvent omniprésent. Est-ce une de vos préoccupations ? (photos de ciel… par ex.)

La lumière est principe d’existence en art, que ce soit en peinture ou en photo. Supprimer la lumière, c’est plonger la forme dans le noir absolu et s’octroyer une absence de couleurs, de contours et de repères. Même ceux qui, comme Soulages, ont joué avec le noir, l’ont fait dans la lumière des spots des expositions. On « voit le noir » s’il y a lumière. Mais l’absence totale de lumière est affaire de science et n’appartient pas à l’art. C’est dire l’importance majeure des impressions lumineuses en art. Et j’en use avec un plaisir non caché dans tout ce que je crée, que je peigne ou photographie.

 

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