Nicole Verschoore, Stéphane 1956. Roman. Bruxelles, édition Samsa sprl, 2016.                                                               

         Ce roman met en scène l’histoire d’un douloureux et périlleux détachement. Il cerne les ressentis et les expériences d’un adolescent aux prises avec un monde hérité qui se défait, auquel il ne croit plus et dans lequel on l’enjoint pourtant de vivre et d’évoluer.

C’est le récit d’une année d’école, la dernière d’« humanités » exceptionnellement brillantes. Stéphane, aux prises avec un père harcelant qui le veut juriste comme lui, essaie de ne pas se laisser engluer dans les conventions de la haute bourgeoisie francophone gantoise.

Il reçoit les appuis successifs de sa sœur, Charlotte, qui l’initie (verbalement) à la sensualité, d’un nouveau professeur de grec, dont il est la passion jalouse, à peine sublimée, et d’une tante malade très aimée avec laquelle il communiquera longtemps en rêve.

Thilo est le nom du professeur. (En Flandre, Thilo est le diminutif de Tyl. Nous voyons à l’œuvre dans ce choix Nicole Verschoore « l’espiègle ».) Celui-ci reçoit chez lui son élève ; ils prennent le thé et écoutent du Béla Bartòk, ce qui suscite l’opposition des parents et voue leurs rencontres à la clandestinité.  Stéphane parle abondamment à cet homme, le premier à l’écouter, de la joie lumineuse de « la vraie vie » :

« Il faut donc, d’abord, une sorte d’immobilité à l’intérieur d’une durée de temps. On ne doit pas sentir son corps (…). Je crois vraiment qu’il faut toujours de la lumière et un long moment d’arrêt qui rend possible le retrait complet des préoccupations normales. Ce n’est qu’à ce moment d’arrêt qu’on sent et qu’on sait qu’il doit exister en nous une capacité de joie qui est en même temps émotion, transport et pensée, et qui fait partie de la vie, beaucoup plus fondamentalement que ce que les hommes font tous les jours, avec leur politique, leurs petites démarches et leurs épouvantables guerres. » (pp. 24-25)

 La description de ces instants de pure poésie trouve, comme le remarque le professeur, des échos dans bon nombre d’œuvres illustres, et rappelle à notre mémoire certains écrits qui témoignent d’une expérience mystique, qu’elle soit laïque ou spirituelle. La peinture d’une réception chez un ancien professeur de danse, quant à elle, ravive le souvenir de la satire sociale chère à Proust et de sa conception des deux « moi » : le moi profond et le moi superficiel :

« Stéphane avait été atterré de constater que les anciennes élèves de Nini avaient perdu leur état de grâce. Leur apparence semblait trahir une absence totale de magnificence intérieure.

Il s’agissait peut-être d’une illusion d’optique. Stéphane l’espérait. Il n’était pas certain que l’apparence de ces femmes coïncidât avec leur substance intime, l’allure des gens étant souvent détériorée par leur milieu. Fonction et entourage les obligeaient d’enfiler, dès le lever du jour, le visage de leur rôle. » (pp. 113-114)

 Mais quand le projecteur dénude les faux-semblants, la description se fait d’inspiration joycienne et le tableau vidé de vie, d’allure beaucoup plus contemporaine,  se morcelle avant de se fondre dans l’indifférenciation :

« Sa silhouette se détacha de la porte. Un instant encore, les tissus flottèrent mollement, comme d’un vêtement qu’on détache du fil de lessive. Puis la forme se raidit et se fit homme. Reconnaissable, mais apprêté et agrandi. Rendu solide et bien coloré, comme le sont les contrefaçons de portraits dans les magazines américains. La photographie s’avançait vers Stéphane (…) Un bras gesticulait pour ponctuer un dire, quelques mains tenaient un verre dont on prenait de prudentes gorgées. Quelques têtes, lentement, faisaient des signes d’acquiescement (…). Tout le monde commençait à se ressembler. » (p. 122)

 Le partage des biens de la tante décédée est l’un des moments les plus douloureux du rejet, par le frère et la sœur, de leur réalité sociale. La famille, se rappelant soudain les gravures que la chère dame destinait à Charlotte, est venue s’approprier le butin. Pour les deux adolescents, c’est la tante Margot elle-même, sanguinolente, qu’on écartèle, qu’on dépèce (pp. 155-157). Les héros vivent un ressenti proche de l’horreur, frôlent l’innommable.

Le roman est rythmé par de profondes conversations, traversé par les ressentis lumineux de poésie et de musique. De longs discours adressés par Stéphane à ses guides (dont la morte) seront nécessaires pour qu’il ose enfin affronter le tyran et obtienne d’être reconnu par lui dans sa vocation artistique. Et il aura fallu la langue châtiée et élégante, d’une extrême précision, de Nicole Verschoore pour rendre sensibles au lecteur les méandres d’une âme qui se libère et se trouve au prix de la séparation avec ceux qu’elle aime. Cette langue, qui porte avec elle l’amour d’une autre époque, l’écrivain la partage avec Stéphane, son héros, qui la pratique et en reconnaît la musique dans la conversation de son oncle par adoption, dont la visite apporte une bouffée de liberté et de désir dans le monde confiné de la famille gantoise :

Stéphane interrogeait Pierre pour entendre sa voix, pour se laisser bercer par la musique de ses phrases. Il reconnaissait son intonation et son vocabulaire comme les marques d’un style d’une autre époque, exactement comme, en musique, on reconnaît Bach ou Beethoven. Il jouissait par-dessus tout du timbre de son instrument. (p. 72)

 Cette notation montre que le Stéphane de dix-huit ans et sa romancière méritent le rapprochement, en couverture, avec l’autoportrait peint, un demi-siècle plus tôt, par un Léon Spilliaert de vingt-et-un ans.

Ginette Michaux