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Philippe Brewaeys – Rwanda 1994 Noirs et Blancs menteurs – Ed. Racine rtbf.be – 166 p.

Un ouvrage très bien documenté, préfacé par Louis Michel, une analyse en détail qui permet de lever le voile sur les faits, sur les enquêtes concernant le génocide et sur les diverses manipulations qui ont entaché les uns et les autres. Le livre porte bien son titre, rien n’est clair et l’auteur a eu du mérite à démêler le vrai du faux.

Le génocide a causé la mort dans des conditions atrocement barbares de 800.000 à un million de personnes, selon les sources. Rien que cette disparité des chiffres sur la bagatelle du massacre de 200.000 têtes de plus ou de moins en dit long sur le brouillard qui entoure l’événement. Il faut savoir que ce massacre a eu des précédents. Dès 1959, des troubles sociaux/raciaux avaient éclaté au Rwanda, 20.000 Tutsis avaient été tués et leurs biens pillés. Des Tutsis s’étaient exilés pour échapper à la mort.

Un peu d’histoire est nécessaire pour comprendre la situation du pays. Avant la colonisation, le Rwanda était un royaume agencé selon un système pyramidal. Les premiers occupants, les Twas (Pygmées) n’ont jamais joué de rôle important. Ensuite sont arrivés les Hutus (Bantous), agriculteurs,  qui ont défriché la place. Les derniers arrivés, les Tutsis (pasteurs venus probablement des hauts-plateaux d’Abyssinie) constituent 15% de la population, alors que les Hutus sont largement majoritaires, à 85 %. Le roi était toujours un Tutsi et d’essence divine. Les Hutus ne possédaient pas de bétail, signe de richesse et de pouvoir. Mais les clivages n’étaient pas stricts. Un ascenseur social existait dans les deux sens. Il y avait donc des antagonismes sociaux mais pas de haine raciale.

La colonisation a maintenu la  société existante mais a accentué les disparités sociales en favorisant l’élite tutsie, les Hutus ne recevant que l’éducation nécessaire au travail dans la mine, dans les champs et la petite industrie. Dans les années 50, au Ruanda (ancien nom du Rwanda), la décolonisation se profile et il se crée alors plusieurs partis. Ce changement vers la démocratisation est soutenu à la fois par le colonisateur et par l’Eglise catholique. La Belgique lance une révolution hutue, dénonçant le monopole politique, économique, social et culturel des Tutsis, flattant ainsi la large majorité hutue dans ce Rwanda en passe de devenir indépendant.  Les Tutsis sont favorables à l’indépendance mais ils entendent garder le pouvoir. Des heurts éclatent. Les Tutsis partis en exil essaient  de rentrer au pays par des incursions armées, entraînant des représailles sanglantes de la part du régime en place, présidé par Kayibanda, contre les Tutsis demeurés au pays. On voit déjà le terreau dans lequel se prépare le futur génocide.

En 1990, des Tutsis en exil et leurs alliés au sein du Front patriotique rwandais (le FPR), déclenchent une rébellion pour rentrer au pays. Face à eux, les forces gouvernementales, les Forces armées rwandaises (le FAR). Voilà les deux forces en présence. Le FAR est soutenu par la France, qui défend le président Juvénal Habyarimana contre les rebelles. Se succèdent opérations militaires, trêves, négociations, accords de paix, massacres de populations…

La Belgique soutient le régime en place mais se démarque des répressions  sanglantes contre les Tutsis et les Hutus modérés. La France, par contre, offre un important soutien militaire au régime, craignant de voir le Rwanda tomber dans la zone d’influence anglo-saxonne, allant jusqu’à qualifier le FPR de Khmers noirs, en référence aux Khmers rouges, génocidaires du peuple cambodgien dans les années 70. Le schéma se dessine, assimilant les Tutsis à des terrorristes.

Un climat de racisme anti-Tutsis et anti-Hutus modérés s’est installé, suite à des manipulations de l’opinion, à de fausses informations et à une forte vague de propagande relayée par la Radio Télévision des Mille Collines, à la solde du gouvernement, incitant les populations à la haine raciale et les informant même des atrocités à accomplir pour faire souffrir au maximum ces cafards à éliminer. Les opposants au régime sont qualifiés de vermine et l’opération de nettoyage a pour nom de code Insecticide.

Quels sont les faits qui déclenchent le drame ? Le 6 avril 1994, l’avion Falcon, avec à son bord un équipage français, Juvénal Habyarimana, président du Rwanda, et Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, ainsi que plusieurs haut responsables rwandais, est abattu par un double tir de missiles tiré depuis une colline proche de Kigala, décapitant ainsi le gouvernement. Dans les minutes qui suivent  débutent des tirs de mitraillette et le massacre des opposants commence immédiatement. Les tueurs étaient postés sur la colline voisine de la résidence du président, l’avion s’est d’ailleurs abîmé dans les dépendances de la résidence présidentielle.

Qui sont les tireurs ? On a voulu faire croire qu’il s’agissait à l’évidence du FPR et que les massacres de populations, Tutsis et Hutus modérés confondus, n’étaient qu’une colère populaire vengeresse et spontanée. Mais massacre-t-on un million de personnes, hommes, femmes, enfants, pour un attentat politique qui en a éliminé vingt ? Et surtout, le massacre guidé par la colère peut-il durer un ou deux mois, avec autant de raffinement dans les supplices ? L’assassinat du président burundais n’a, lui, suscité aucun massacre dans son pays…  De plus, le FPR était sur le point d’avoir de plus grandes prérogatives suite à un accord politique qui venait d’être signé et n’avait donc pas de raison de tenter ce coup de force. La branche dure du gouvernement rwandais, par contre, qui n’était pas d’accord avec cette paix d’Arusha, avait de bonnes raisons de supprimer un président trop faible et d’instaurer un pouvoir fort, tout en éliminant de façon drastique et définitive tous les opposants – et, qui plus est, en leur faisant porter la responsabilité des tueries qui les éliminaient.

C’est ce qui semble se dessiner après les dernières enquêtes, menées par Marc Trevidic et Nathalie Poux, qui ont remis en question les résultats de la première enquête menée par le juge français, Jean-Louis Bruguière. Beaucoup de choses posent question, en effet, notamment la position de la France. Tout d’abord, pourquoi le lieu du crash a-t-il été fermé pendant un mois et demi à tous les enquêteurs, sauf aux membres du FAR et aux militaires français… ? En outre, tous les témoignages neutres confirment que la colline d’où sont partis les missiles était contrôlée par le FAR, que le FPR n’aurait pu y agir impunément, que les militaires des forces gouvernementales avaient déjà fermé les routes et établi des barrages avant l’attentat, que les massacres ont commencé immédiatement et d’une manière systématique. Comme si tout avait été programmé, abattre l’avion présidentiel et la tête du gouvernement, poursuivre par l’élimination des opposants, selon une liste établie d’avance depuis des mois, près de deux mille personnes, et supprimant au passage les dix paras belges de l’ONU, qui étaient sur place, témoins oculaires, accusés au demeurant d’avoir fomenté l’attentat. Puis laissant au peuple, chauffé à blanc, le soin de poursuivre l’action à travers le pays. L’armée n’y aurait pas suffi et cela aurait alarmé l’opinion mondiale. L’horreur s’est déclenchée dans les minutes suivant l’attentat, le FAR a commencé à travailler. La population s’est mise à l’ouvrage comme un seul homme, fanatisée depuis des mois ou des années, car il fallait aller vite, installer un climat d’épouvante et empêcher toute fuite ou réaction des victimes.

L’attitude du juge français est très sujette à caution. Elle donne à penser à la manipulation politique d’un dossier judiciaire, tendant à dédouaner la France – et ses protégés du FAR – de toute implication dans le génocide. Jean-Louis Bruguière a orienté son enquête en partant de l’hypothèse de la culpabilité des FPR. Ce n’est pas une enquête, dit l’auteur, mais une démonstration, pire, une construction, ne tenant compte que des éléments qui pouvaient accréditer sa vision des choses. Pas mal de faux  ont circulé à tous les  niveaux, lors des événements et lors des investigations. Beaucoup de mensonges et de faux témoignages. L’enquête a été extrêmement longue, mal instruite et mal conduite, pour aboutir à délivrer en 2006 des mandats d’arrêt contre neuf haut responsables rwandais, dont Paul Kagame, actuel président du pays et chef du FPR à l’époque. Notons que la France a été le seul pays à avoir reconnu la légitimité du gouvernement intérimaire rwandais qui dirigera le pays en 94, pendant le  génocide…

Bien d’autres éléments accréditent la thèse d’un attentat fomenté par la faction dure du  gouvernement et probablement par l’épouse du président elle-même, action préparée de longue date, destinée à installer un pouvoir fort et à supprimer toute velléité de démocratie ou de retour au pouvoir des Tutsis.  C’est ce que l’auteur a voulu démontrer avec beaucoup de minutie et d’arguments valables.

Une dernière chose : le Rwanda est, paraît-il, un pays ultra catholique. Comment a-t-il pu concilier ces infâmes tueries avec un idéal chrétien d’amour et de fraternité?! Cela donne à réfléchir sur la possiblité d’être conditionné en même temps à deux idéaux en totale opposition et plus encore sur la capacité de l’homme à se muer avec joie en tueur sanguinaire,  pourvu qu’on lui en donne l’ordre… et que cela serve ses intérêts. Serions-nous des monstres ?

Isabelle Fable