Philippe Leuckx, L’imparfait nous mène, poèmes, Bleu d’encre, 50 pp,10  €.

Il est des poètes qui se figent une fois pour toutes dans un style qu’ils se sont choisi, dans des recettes éprouvées. Philippe Leuckx, lui, est toujours « en recherche ». Instable? Non. Mais il a une notion juste de la précarité, de la fugacité de la poésie, liée à celle de notre vie même. Une notion du temps très subtile, telle qu’elle ressort des écrits de Vladimir Jankélévitch, en étroite liaison avec la musique – l’art du temps – et les sensations les plus concrètes. N’a-t-il pas fait son mémoire sur Proust? Une certaine musique du devenir…Comme pour les rêves, il nous faut choisir entre la porte d’ivoire et la porte de corne.

Dans ce recueil – l’un des plus achevés, les plus mûrs me semble-t-il – les sensations, très précises, le guettent à chaque tournant du chemin, et sont rendues sans la moindre emphase, en un style très simple, qui renforce encore leur force de préhension. Ce seront celles de l’enfance, de la ferme familiale:

Le monde s’éclaire de ces trouées de mémoire. (…) Tâches diverses d’un coin à l’autre de la ferme, entre traites d’un côté et traites de l’autre. On est à mille lieues d’un monde désorganisé. Le village tourne sur lui-même, quasi en autarcie, et tout se fait presque à la maison. Pains et tartes. Beurre et fraises.

Oui, le monde s’éclaire de ces trouées de mémoire, et c’est le présent qui devient le temps, et l’indicatif le mode, du souvenir.

Le travail manuel, le premier des travaux, du temps où Eve filait et Adam bêchait, se prête mieux que tout, par son ordonnance, sa régularité, et la fatigue qu’il induit, propice aux longues et fertiles rêveries, fait le vide, et autorise la naissance du poème, mettant ainsi en communication avec d’autres champs/chants:

Je sais que parfois la terre pèse sur mes pensées/La terre que je retourne en mars en ce jardin de ville/Celle de mes pères/Fermiers poètes/Celle de mes pairs/Que je lis relis relie/Et puis ce ciel dont je m’abrège. (p.32)

C’est, très littéralement, un livre nourrissant, un livre ouvert, une invitation. La poésie est partage, sinon elle n’est rien qu’une vague fumée, un sacrifice trompeur, comme celui que Prométhée offrit aux dieux.

Mais apprendre l’aube sans souci de nuit. L’averse loin de toute canicule. Le vent. Le langage premier des ciels d’orage. L’orange. La main offerte. (p.22)

Joseph Bodson