Rouhart Martine

Extrait du roman ALLER-RETOUR de Martine Rouhart (p 96 et svtes)

 Contexte: Aurore et Julien font connaissance lors d’une discussion ouverte sur Internet et une correspondance régulière démarre entre eux. C’est une jeune femme rêveuse et idéaliste et les beaux mots de Julien ne tardent pas à la séduire.

Vient un moment où ils décident de se rencontrer. Après une série de hasards malencontreux, le jour J arrive et Aurore prend le train pour le rejoindre.

 Petit à petit les habitations s’espacèrent, l’horizon s’ouvrit, s’élargit, on se serait cru au bord d’un vaste océan. La brume se dissipa et le ciel était un grand espace humide et argenté fondant au-dessus des prairies et des champs.

Mon grand voyage commençait. Le train prit de la vitesse, avalant l’un après l’autre des kilomètres de voie. Les maisons isolées et les arbres filaient, des routes apparaissaient, s’effaçant aussitôt à la manière des chemins tracés dans le sable. De temps en temps surgissait une image fugitive des approches du printemps, des buissons de forsythias et des cerisiers enveloppés d’une floraison comme une gelée blanche.

Encore toute ensommeillée de mon lever matinal et bercée par le roulis du train, je réprimai un bâillement avant de plonger dans une torpeur dont il me semblait ne jamais devoir m’éveiller. Un long trajet en train, c’est un peu comme contempler la mer : reposante à regarder, si on veut, mais épuisante dans son perpétuel mouvement.

La dame aux cheveux blancs s’absorba immédiatement dans son livre dont je n’avais entrevu qu’un fragment du titre et le vieux monsieur dodelinait de la tête au gré du balancement du wagon, les yeux à demi fermés. Il n’allait pas tarder à s’endormir pour de bon et j’attendais le moment où il s’écroulerait doucement sur l’épaule de sa voisine. Ce serait une belle histoire si ces deux-là tombaient amoureux, encore plus merveilleuse si chacun reconnaissait subitement en l’autre son premier amour, un amour que le destin aurait laissé à l’abandon ou plutôt, fait semblant de perdre et qui rejaillirait, intact, par la grâce du hasard. Quel bonheur, penseraient-ils dans un éblouissement, les yeux dans les yeux, se demandant comment c’était possible, comment ils avaient pu vivre si longtemps l’un sans l’autre ; des retrouvailles comme un cadeau ultime que leur ferait la vie. On peut mourir sans aucun regret, après ça, dans un dernier battement de cœur fulgurant…

En attendant, le paysage était toujours là, à la fenêtre, changeant sans cesse. Il ne s’était pas encore présenté devant les yeux qu’il s’était éclipsé. Des bribes de paysage, des portions de campagne, une suite d’impressions fugitives et d’images fragmentaires, comme des instantanés. La verdure de pâturages succéda aux champs sombres et nus et l’on croisait régulièrement des bosquets dépouillés qui disparaissaient comme des troupeaux en déroute.

Le temps ne passe presque jamais inutilement. Il semble que l’on rêvasse dans un demi-sommeil, sans penser à rien, mais en réalité il y a bien plus que cela. Comme le regard qui finit par s’accoutumer aux images qui se télescopent, se combinent et se décomposent derrière la fenêtre, les pensées se débondent d’abord au hasard, sans règles ni direction, puis, petit à petit elles se concentrent, se rassemblent. Les fils de la pensée s’étirent dans le mouvement du train lancé à pleine allure, oscillent d’un côté ou de l’autre et s’ordonnent graduellement : y a-t-il meilleure invitation à la réflexion ? A ce moment, aucune idée précise ne pénétrait encore le flot de mes rêveries. Il faut dire que j’avais du mal à me représenter l’endroit où je me rendais, n’avais en fin de compte aucune idée de l’homme que j’allais y retrouver, ni de la façon dont cette rencontre se déroulerait.

Le train ralentit et je pris soudain conscience que le paysage s’était modifié. Les maisons étaient de plus en plus nombreuses, devenant foule, des immeubles toujours plus hauts qui se serraient les uns contre les autres, et le train s’est mis à longer des deux côtés de la voie une longue suite ininterrompue de bâtiments gris. Les aiguillages, les caténaires et les fils électriques se sont multipliés et dans un soubresaut grinçant qui a réveillé le vieux monsieur, notre convoi a emprunté une bifurcation. Nous nous engagions dans la gare de Cologne. Une petite halte, et une diversion dans le cours brinqueballant des pensées.


Martine Rouhart

J’ai l’impression de glisser sur la route avec mon vélo neuf, sans effort. Le printemps est bien installé. La cime des peupliers se teinte de vert tendre, les rayons du soleil noient de blondeur la rangée de saules qui borde l’étang du parc communal ; je le longe à toute vitesse, puis le petit bois de pins, et me voici déjà dans la rue de ma grand-mère aux maisons de brique rouge toutes semblables. La sienne, on la reconnaît de loin, c’est celle dont la façade croule sous le lierre et les rosiers. Elle devait guetter mon arrivée car la porte s’ouvre à peine ai-je accroché mon vélo contre le mur. Elle a revêtu un tablier jaune éclatant et tendant son visage à mes baisers, elle rit en agitant ses mains en l’air comme des marionnettes.

« Ne fais pas attention, mes mains sont toutes terreuses, je suis en plein jardinage », me lance-t-elle en s’éloignant vers le fond du couloir.

Son jardin, étroit et profond, peuplé d’odeurs et de bruissements, un monde en soi. Encombrant la terrasse, une multitude de pots de terre et de céramique, des sachets de semis, une bêche, un râteau, des binettes.

Ensemble nous passons en revue les chantiers en cours. D’un côté d’une mince allée de graviers, le potager, avec les plants de tomates, les laitues, et les longues lignes plantées de choux. Lui faisant face, s’étendant tout en longueur, la pelouse, doucement éclairée des bouquets de narcisses et de jonquilles, encadrée d’arbustes, d’azalées rosissantes, de pivoines et de petits rectangles de terre fraîchement remuée.

C’est le jardin poétique de mon enfance, immuable si n’étaient les variétés de fleurs qui ornent les plates-bandes. Sous le couvert d’un vieux lilas à l’air fatigué, d’année en année je les retrouve, sombres et un peu mystiques, les massifs d’hellébores aux teintes délavées ; et j’ai toujours connu, dressé au fond du jardin, le majestueux tilleul qui l’été venu répand jusque sur la terrasse son ombre bleue et son parfum entêtant.

Je regarde un moment ma grand-mère sarcler avec énergie un parterre. Elle s’est agenouillée, occupée maintenant à enfouir une série de bulbes de dahlias et de glaïeuls ; une occasion à ne pas laisser fuir, lui parler en esquivant son regard.

« J’ai un peu trié le contenu de la valise, Bonne-maman. Il y a des  choses intéressantes…je suppose que tu les connais… », commencé-je.

Elle ne dit mot ni ne tourne la tête. Est-ce mon imagination ou de l’anxiété que j’ai peine à contrôler, j’ai perçu comme un frisson le long de son dos.

(extrait de Puzzle)