Thierry-Pierre Clément,  Ta seule fontaine est la mer,  A bouche perdue, 2013

 

Le poète se pose ici la question essentielle : comment être au monde en n’ étant malheureusement jamais entièrement présent ? Toujours tiraillé entre l’ici et maintenant et l’ailleurs, l’avant, l’avenir ? Etre permanent, intégralement vivant en même temps que souffrant d’une absence, d’une nostalgie, d’une attirance vers l’inconnu, d’une distraction incontrôlable ? On l’aura compris : ce recueil n’est pas à lire superficiellement, il nous ramène à notre condition d’être humain et nous y fait réfléchir en profondeur, tout en nous parlant à mots doux et beaux, en nous couvrant les yeux d’images naturelles, d’accords et de passages lumineux.

Pourtant c’est ici que s’écrit la seule certitude, reconnaît le poète. Alors pourquoi s’interroger sur l’invisible, sonder le silence, attendre le message de l’indicible ? Tel est l’éternel problème de l’homme : l’insatisfaction, le manque, l’angoisse,  la révolte  face à  ses limites. Désirer la totalité de la mer, le secret de la source et de ce qui la précède, l’aisance de l’épervier et de son sillage supérieur et impeccable ? Comment se rendre libre ? Comment dire l’infini ? Clément pose les questions justes, vitales, et y répond par un idéalisme émouvant, une humilité aussi qui rappelle parfois celle des sages orientaux. Son écriture, qui aime se souvenir de la forme délicate du haïku, dit les choses le plus sincèrement qui soit, sans fioritures, avec une ferveur attachante. Mais rien ne nous apportera de réponse suffisante, ni la vague de l’océan, ni l’arbre du rivage ni même l’amour vrai de l’autre. Sommes-nous faits dès lors pour nous pencher sur le vide, écouter le silence et méditer au sujet du peu ? Avons-nous la force nécessaire, la dureté , la maîtrise  ou le don peut-être du rien ? La réponse à notre soif n’est-elle pas plutôt dans notre savoir-faire, notre lucidité, notre résistance à la souffrance et à la mort ? Ecrire bien, parachever son poème, lisser ses pages, et Clément ne s’en prive pas, même s’il écrit « court », là est peut-être notre salut et notre gloire.  Aimer le monde, en dépit de toutes ses blessures (dont nous sommes, en grande partie, les coupables auteurs), s’aimer aussi soi-même, ce que nous inventons  et façonnons avec passion et talent, n’est-ce pas là notre formidable destin, notre unique  et incomparable mission ? L’univers que tu recrées, poète, artiste, compositeur, te comblera et t’apportera, le temps d’un livre, d’une partition, d’un tableau, la fierté d’être un être spirituel, capable de merveilles, même éphémères… Un ingénieur qui calcule s’extasie-t-il sur l’immensité du vide, un chirurgien qui opère sur l’immatérialité de l’âme, un potier  qui façonne l’argile sur la profondeur inimaginable de la terre ? Pourquoi un poète qui recourt aux mots les plus évocateurs du lexique devrait-il vénérer le silence ? La science le lui expliquera, chaque jour plus savante :  ici-bas, point de vide ni de silence, tout est pluriel et complexe et est à sa place, susceptible d’être étudié et exploité avec intelligence. Le silence des espaces infinis, cher à Pascal ? Il n’est pas à notre mesure. Ne le questionnons donc pas outre mesure. Toute soif  trouvera, ici-bas, sa fin, si l’on peut dire : il suffit de lui offrir une fontaine de « nourritures terrestres », une mer intérieure d’idées et de sentiments qui déborde en nous,  et de cette manière, la traversée sera à peu près habitable.  Invulnérable ! implore l’auteur. Le poète sera toujours -et c’est ce qui fait à la fois son charme et sa fragilité – un délicieux et incorrigible rêveur…

Le recueil, qui se lit comme un carnet de route, partagé entre ombres et lumières, quêtes inquiètes et émerveillements rares, s’honore d’une préface très pénétrante, signée Pierre Dhainaut, et de citations mises en exergue qui aiguisent fort judicieusement la réflexion du lecteur.

 Michel Ducobu