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Verhaeren, Correspondance II, Rilke et Dehmel (1905-1925), édition établie par Fabrice van de Kerckhove, AML éditions, Archives du futur, 2012, 238 pages.

Venant après la publication du volume I (correspondance Verhaeren-Stefan Zweig), ce volume soulève au passage nombre de questions intéressantes qui permettent de préciser la figure de Verhaeren, la façon dont on le voyait à l’étranger, sa position dans la littérature européenne, l’atmosphère générale à la veille de la guerre de 1914, les grands thèmes abordés, la personnalité de ses correspondants. Elle est donc intéressante à plus d’un titre, et les notes très pertinentes et abondantes de Fabricce van de Kerckhove.y contribuent pour beaucoup.

C’est Stefan Zweig, surtout, qui fut à l’origine du succès de Verhaeren en Allemagne et en Autriche, avec Ellen Kay, une psychologue suédoise. C’est lui notamment qui le fit connaître à Georg Dehmel, l’un des poètes allemands les plus célèbres de l’époque, qui célébrait, tout comme Verhaeren, la naissance d’un monde nouveau et partageait sa croyance au progrès. Dehmel traduira d’ailleurs quelques poèmes en les adaptant quelque peu. Mais les premières fissures se font jour qui déboucheront, à la fin de la guerre, sur une remise en cause générale et des mouvements en radicale opposition avec les écoles précédenytes. .A la déclaration de guerre, l’attitude de Dehmel changera, et il deviendra plutôt nationaliste et militariste. Mais ce qui est marquant pour l’avant-14, c’est ce grand élan qui porte une bonne part des élites intellectuelles de l’Europe vers la fraternisation, l’amélioration des conditions de vie des ouvriers et paysans, cette sorte d’avenir radieux vers lequel on croit se diriger. Il est frappant de voir, par exemple, un Rilke, qui par tempérament serait plutôt porté vers l’intimisme, se préoccuper des questions sociales, leur consacrer certains textes. Il est à noter aussi que le darwinisme et l’inégalité des races restent parole d’évangile, mais que Verhaeren les adapte à sa façon, persuadé que l’homme blanc, du haut de sa supériorité, tendra la main à ses frères inférieurs pour leur permettre de le rejoindre.

L’image de Verhaeren qui nous apparaît ? Un physique pas tellement flatteur. C’est Dehmel qui le caricature quelque peu, tout en reconnaissant son extrême sensibilité (p.106, lettre à sa femme Ida : …une âme vraiment délicieuse. Il est tranquille comme un vieux vacher, mais peut vibrer tour à coup, du bout des moustaches jusqu’à l’extrémité des ongles.

Chez Rilke par contre (et c’est la correspondance avec Rilke, beaucoup plus fournie, qui occupe la plus grande part du livre), il s’agira d’une chaude sympathie, qui se déclare d’emblée, et tourne, presque, à la vénération. Il trouvera chez lui, même si son allemand, rudimentaire, ne lui permet ni la lecture, ni la conversation en cette langue, un extraordinaire pouvoir de compréhension : Et je ne sais si le plus précieux à mes yeux ne fut pas ceci : que sans preuve tangible, sur la base de ce qui restait indicible entre nous, il fit confiance à mon travail, conçut qu’il était authentique, nécessaire, et me traita en conséquence dès le premier instant. (p.127)

Fabrice van de Kerckhove notera avec justesse que Verhaeren, Cézanne et Rodin ont aidé Rilke à sortir de sa subjectivité malheureuse. Et il y aura cette très belle scène, où l’on voit Verhaeren, venant de Saint Cloud, visiter Rilke, sans y avoir été invité, à la mode paysanne, et ce grand calme qui passe entre eux. Rilke dira par ailleurs (p.128) : Hier, j’étais chez Verhaeren, où m’avait envoyé Ellen Key, et je me suis senti de bonnes affinités silencieuses avec lui avant même de nous être parlé. Je ne sais plus qui a dit : Nous ne nous connaissons pas, nous ne nous sommes pas encore tus ensemble. C’est exactement cela.

Ce sera, plus tard, après la mort de Verhaeren, en point d’orgue, l’entrevue avec Marthe son épouse, qui révèle à Rilke qu’au cours de la guerre, Verhaeren avait gardé intacte son amitié pour lui ; et la composition de la Lettre du jeune ouvrier, synthèse des idées de Rilke à cette époque, attaché au culte de la nature, et rejetant aussi bien le monde industriel que le christianisme.

Joseph Bodson