Willy Bal, Enjeux et atouts du français en Afrique noire, recueil d’articles parus entre 1966 et 2006 édité par Jean Germain.Préface de Valetin-Y.Mudimbe L’Harmattan, 2014, 270 pp,27 €.

willy  Il était inévitable que ces articles, édités en revue ou dans les actes de colloques, se recoupent parfois. Mais ceci ne constitue nullement un obstacle à la lecture. Bien au contraire, il en ressort des « lignes de faîte », pour reprendre une expression de Léopold Genicot, qui sont extrêmement structurées et fortement bâties. Willy Bal ne se paye pas de mots: chacune de ses phrases repose sur des expériences longuement mûries, sur des lectures profondément réfléchies.

Il est de plus, ce qui n’est pas toujours le cas dans le monde savant, d’une modestie exemplaire, et n’hésite pas, lorsqu’il y a lieu, à se remettre en question lui-même, ainsi que ses théories ou sa pratique de l’enseignement. Ses affirmations sont toujours étayées par des exemples concrets et vivants, et l’ensemble finit par former un corps de doctrine on ne peut plus cohérent, que feraient bien de méditer les candidats linguistes. Relevons-en quelques-unes au passage. – p.25: la liaison intime, profonde de notre personnalité avec notre langue, qui est un moyen de structurer le monde. – p.27: il n’existe pas de langue primitive, arriérée. – p.37: le nœud du problème, caractéristique de ses écrits, de ses interventions: 1) Tenir compte de tous les éléments d’un problème, n’en négliger aucun. 2) Arriver à dépassionner les débats, en mettant en avant les arguments les plus importants dans la pratique: cela demande un solide bon sens. 3) Entre toutes les solutions proposées, choisir résolument celle qui a le plus de conséquence sur le vécu quotidien des gens, sans pour autant rejeter les arguments « émotionnels ». Et l’on peut compléter par le conseil de la p. 39: se méfier des arguments à base d’idéologies.

.Ses propositions sont toujours basées sur un solide bon sens « paysan », allié à une remarquable souplesse et ouverture d’esprit, et à des connaissances très étendues. Ainsi faut-il se méfier d’un certain triomphalisme francophone: il est assez vain d’additionner les millions d’habitants des pays francophones d’Afrique, en oubliant que dans certains d’entre eux, Rwanda, Burundi, République centrafricaine, c’est une langue endogène qui est la langue officielle; que le Cameroun est bilingue, anglais-français; et que dans les pays dits francophones, 10 % des habitants seulement pratiquent vraiment le français comme langue de communication. Par contre, il note très justement que l’avenir de la francophonie est en Afrique, et qu’elle est intimement liée à la coopération au développement. Que le français, pour continuer à s’y développer, a un besoin urgent de s’adapter aux parlers endogènes; que l’afflux de population dans les villes pose de gros problèmes; qu’il est indispensable de faire une place aux langues endogènes, et d’harmoniser leur enseignement avec celui du français. Deus problèmes qui lui tiennent aussi à cœur: l’essor de la littérature en langues endogènes, le développement des universités.  Il faut se méfier, nous dit-il, des extrémistes, aussi bien de ceux qui tiennent pour le français pur et dur que de ceux qui prônent le retour intégral aux langues endogènes: il n’est pas vrai que le pouvoir soit au bout du dictionnaire (p.98) Une règle d’or, p.121: la langue est au service de l’homme.

Bref, une conception de la culture très moderne et dynamique (p.170) Une pensée ferme et assurée, qui refuse de se laisser embrigader. Ailleurs, il énumère les critères pour l’acceptation des néologismes selon André Goosse: l’utilité, la conformation, la vitalité.Mais l’humour a aussi sa place, ainsi que la poésie. Ainsi, dans les exemples de néologismes, p.138, au Congo, la caille, rapport sexuel, qui serait dérivé du wallon cayî. Bonjour-bonsoir: une variété de pervenche qui se fane très rapidement. Bintu: un snob, tiré de l’expression anglaise I have been to England.  Un six lettres: un bordel.

Et puis, il y a ce texte final, que je connaissais, et qui m’a profondément touché, cette fois encore, sans doute parce que j’y retrouve des traits de ma propre expérience villageoise au pays de Namur, et par  cette profonde fraternité humaine, cette ouverture à l’autre, marque caractéristique de Willy Bal, qui m’a été très proche: Confidences d’un Wallon « wallonnant » et « tiers-mondialiste ». La preuve évidente, s’il en fallait une, de la profonde parenté des hommes entre eux, de la similitude de leurs problèmes, de la pérennité et de l’universalité de leurs gestes ouvriers, et de leur langue, qui est elle aussi une langue ouvrière, et non un simple objet de musée ou de laboratoire. Ainsi nous dit-il, p.236-237: Le déclic devait se produire vers la fin d’une journée de saison sèche, à une date dont je n’ai pas le souvenir. De la terrasse de mon habitation, qui dominait la vallée, j’observais un vieil homme – du moins, il me semblait tel – qui remontait péniblement la côte, chargé d’un faix de bois mort. Soudain, j’ai retrouvé en lui les traits de ma grand-mère, de marraine Pauline la bûcheronne, qui maintes années auparavant gravissait semblablement le tiène dou Laury, le raidillon du bois proche de ma maison natale. Tout y était: la démarche lente et lourde sur la sente malaisée, l’effort qui vourbait le corps, la fatigue visible. Tout, à deux détails près: l’Africain portait son fardeau sur la tête, ma grand-mère, sur l’épaule, lui allait pieds nus, elle, en sabots. Révélation soudaine. L’Afrique, et au-delà, le Tiers-Monde: une paysannerie de toute la profondeur du temps et de toute l’étendue de la terre. (…) Mais reste sous cette diversité l’unité fondamentale d’une paysannerie essentielle, liée à la glèbe,  au soleil, au vent, à la pluie, la même paysannerie anonyme, courbée, dure. Il y a, dans tous ces textes, maint enseignement, que nos Wallons, wallonnants ou wallonisants, auraient grand intérêt à méditer et à mettre en pratique, non pas dans la lettre, mais dans l’esprit qui la vivifie – c’est l’un des points sur lesquels Willy Bal insiste le plus.

Fondateur de la faculté des sciences romanes à Lovanium, professeur à Louvain et doyen de la Faculté des lettres en des circonstances difficiles, membre de plusieurs associations vouées à la défense et au développement de la langue française, académicien, il est resté, envers et contre tout paysan de Jamioulx et proche des gens de son village. Un homme complet, un sage à l’esprit ouvert sur le monde, mais sur un monde où le quotidien, le concret, l’emportent sur les idéologies et les préjugés.

On ne saurait trop remercier Jean Germain, qui a assuré la mise sur pied de cet ouvrage indispensable.

Joseph Bodson