Propos recueillis par Noëlle Lans.

 

Né en Pologne, vous vivez en Belgique mais vos origines sont russes, géorgiennes et estoniennes. Vous parlez aussi plusieurs langues : français, russe, anglais, allemand, néerlandais. Cela ne vous offre-t-il pas au départ un côté universel ? Un intérêt pour les autres ?

Les circonstances de la vie ont fait de moi ce que je suis, sans aucune responsabilité de ma part (du moins pas au début). Je suis né, comme la plupart de mes congénères, de la rencontre fortuite d’un spermatozoïde et d’un ovule. Pourquoi cette rencontre a-t-elle eu lieu à Berlin en 1942 ? Pourquoi suis-je né en Pologne en 1943 ? Sans doute parce qu’il pleuvait des bombes alliées sur Berlin en ce temps-là et que ma mère a trouvé plus sûr d’aller accoucher dans un endroit plus tranquille. Pourquoi ma mère, née d’une mère géorgienne et d’un père balte, a-t-elle quitté l’Estonie après 1939 ? Pourquoi la Russie soviétique a-t-elle annexé les pays baltes ? Pourquoi mon père – du moins le biologique – se trouvait-il, géorgien, en Allemagne ? Pourquoi une autre branche de la famille, plutôt russe, s’est-elle établie à Bruxelles, dans les années 20, après la révolution russe ? Pourquoi sommes-nous aller les rejoindre, lorsque les Russes sont entrés à Berlin ? Pourquoi Lénine, pourquoi Staline, pourquoi Hitler, pourquoi Jésus-Christ et pourquoi le big-bang ? Tout cela a fait que depuis 1945 je vis à Bruxelles en partageant avec d’autres ce que Bruxelles a de meilleur : la qualité de zinneke.

Vous mettez régulièrement à profit votre formation de juriste pour descendre dans la rue et défendre la profession. Les choses ont-elles progressé dans ce domaine ? Où en est actuellement le statut de l’artiste ?

Tribunal du travail de Bruxelles 13 et 14 mai 2013. Quelque 200 artistes et techniciens du spectacle ont introduit une requête au Tribunal du travail contre des décisions de l’ONEM. Certains s’étaient vu refuser l’application de la « règle du cachet » qui leur aurait ouvert le droit aux allocations de chômage, d’autres se plaignaient de la diminution du taux de leur allocation, diminution qui en principe ne doit pas frapper les travailleurs intermittents. Trois avocats intervenaient pour compte de la CGSP : Serge Bierenbaum, Eliott Huisman et Romain Leloup. Me Suzanne Capiau défendait des dossiers SMART, Clarisse Sépulchre, des dossiers SETCa. D’autres avocats intervenaient pour des clients individuels. Anne Rayet est intervenue pour compte de la SACD et défendait le dossier d’un réalisateur-scénariste. D’autres maîtres et maîtresses se sont présentés avec des valises à roulettes débordantes de dossiers, mais n’ont pas eu la possibilité d’accéder à la barre. Il y avait moins de dossiers SETCa que de dossiers CGSP. J’en conclus de manière tout à fait partiale que le SETCa est parvenu à résoudre les problèmes avant qu’il soit nécessaire de les confier à la justice… Le bâtiment qui abrite actuellement les juridictions du travail fait face au Palais de Justice, au numéro 3 de la Place Poelaert, à Bruxelles. J’y ai laissé beaucoup de souvenirs et usé mes fonds de culotte lorsque, au milieu des années soixante, pendant mes études de droit, je fréquentais la bibliothèque du Ministère de la Justice qui y était alors installée. Plus tard, j’y ai enlevé mon pantalon, pour des raisons purement professionnelles. J’avais un petit rôle dans un film de Robbe De Hert, « La Guerre de Gaston ». Le tournage se déroulait non loin de là, au Conservatoire de Bruxelles. Le bâtiment de la place Poelaert qui abritait la bibliothèque était en réfection et nous servait de lieu d’habillage, de maquillage et de coiffure (HMC, comme on dit au cinéma). A part ça, oui, j’ai encore des activités syndicales, mais je passe plus de temps au téléphone ou devant mon ordi que dans la rue. Il y a les réunions aussi.

Quant au statut d’artiste… il n’y a pas de statut d’artiste, même si certains d’entre eux sculptent des statues. Cela n’empêche pas que les artistes aient un statut, différent selon leur situation particulière. Il y a les travailleurs du spectacle (artistes et techniciens) d’une part, et d’autre part les auteurs (écrivains, compositeurs, plasticiens…). Les gens du spectacle travaillent généralement sous l’autorité d’un employeur, ils sont donc salariés. Quant aux auteurs, ils sont généralement indépendants, mais une loi de 2002 revisitée en 2014 leur permet dans certaines conditions de bénéficier de la sécurité sociale des salariés et donc des allocations de chômage. L’application de toutes ces dispositions engendre pas mal de difficultés qu’il serait un peu long d’exposer ici.

Y a-t-il un personnage que vous rêvez d’incarner ?

Je n’ai jamais rêvé d’incarner quelque personnage que ce soit. Je me suis toujours contenté d’être moi-même, ce qui ne présente pas trop de difficultés. Les propositions qu’on m’a faites ont souvent été au-delà de ce que je pouvais imaginer. On m’a fait jouer Don Juan, vous vous rendez compte ?, malgré, comme le disait un critique, « ses cheveux filasse, rares et mal coupés, sa myopie attendrissante et ses oreilles décollées » ; il ajoutait « et pourtant une fois en scène, il se métamorphose : Tchékhov, c’était lui. Encore que son physique lui interdise certains rôles, AvS a déjà prouvé maintes fois qu’il pouvait jouer sur le ton juste nombre de personnages. » (Pan, 7 août 1974).

Un personnage qui vous colle à la peau ?

Alors là, vraiment pas.

En tant que comédien, comment vous sentez-vous : « un, personne ou cent mille » ? Et en tant qu’être humain ?

Je me sens moi-même, ce qui est déjà bien assez.

Comment un comédien se débrouille-t-il pour ne pas perdre son identité au fil du temps ?

Je n’ai d’autre identité que la mienne et je n’ai jamais voulu jouer aucun personnage, limitant cette activité à la scène. Je reproduis ce que disait à mon propos un critique en 1975 : « Capable du miracle, si rare au théâtre, de faire croire qu’il est réellement son personnage. (…) Qui sait, un comédien réunit peut-être, au fond de lui-même, tous ces personnages contradictoires. » (1975). Je récuse totalement la première partie de cet extrait, car je crois que c’est la définition même du travail de comédien que de faire croire qu’il est réellement le personnage et que cela ne tient pas du miracle. Quand à la seconde partie je dis : « Bof ! ».

Pouvez-vous chiffrer le nombre de personnages déjà incarnés ?

Depuis 1970, 140 personnages sur la scène, sans compter le cinéma, la télévision ou la radio.

Êtes-vous bon public ? Vous installez-vous volontiers dans la salle pour voir jouer vos camarades ?

Je dois avouer que je ne vais plus très souvent au théâtre. Une pièce de Grumberg,  Pour en finir avec la question juive, jouée au Théâtre le Public par mes camarades Itzik Elbaz et Frédéric Haugness m’a cependant plongé dans le ravissement, il y a un an, par sa pertinence et son humour. J’adore quand l’humour acide vient combattre les préjugés en mettant à nu toute leur absurdité.

La vie  n’est-elle pas une gigantesque pièce de théâtre ?

« All the world is a stage… » (Shakespeare)

Arrive-t-il qu’un comédien confonde la scène de la vie avec celle du théâtre ?

Non, à moins d’être fondamentalement dérangé. Et les comédiens professionnels ne le sont pas, car il faut qu’ils soient à l’heure au spectacle.

Où se situe la frontière entre le réel et l’irréel si du moins elle existe !

Le paradoxe du théâtre, c’est que la représentation, elle, est réelle.

Pour un comédien, le texte suffit-il à créer un personnage ?

Un des plus grands moyens d’expression du comédien, sans parler de son « emploi », de son physique, de son expression corporelle, du « visuel » en un mot, c’est son expression orale et plus particulièrement l’intonation, le phrasé, la conduite, la ligne, la musique de la phrase. L’intonation n’est pas un but en soi, elle est intimement liée à l’intention et l’intention dépend du sens du texte. Le sens est parfois manifeste, mais il doit parfois être recherché. Parfois même, telle réplique doit signifier le contraire de ce qu’elle semble dire. C’est affaire d’intelligence, de compréhension. Ça c’est le premier travail du comédien : comprendre le texte. On parle parfois de l’« instinct » du comédien. L’instinct n’est autre chose qu’une intelligence extrêmement rapide, à condition que cet instinct soit juste. Il y a des intonations ne me semblent pas justes : elle ne rendent pas compte du sens. Les intonations « signifient » quelque chose au delà des mots : on objecte, on est d’accord, on interroge, on affirme, on dément, on ment, on est surpris, on s’émerveille, on s’afflige, on admire, on méprise. Chacune de ses intentions colore le texte d’une certaine manière et lui attribue un sens. Et j’ajoute que je fais passer l’intelligence avant la sincérité. Si l’on entend par sincérité le fait d’éprouver véritablement un sentiment, il arrive qu’un acteur soit parfaitement sincère et cependant totalement à côté de la plaque. Et c’est au metteur en scène à redresser le tir et à remettre l’acteur sur la bonne voie. « Tu pleures avec beaucoup de conviction, mais la situation ne demande absolument pas que tu pleures. Ton sentiment est sincère, mais ce n’est pas ce sentiment-là qu’il faut exprimer dans la scène que tu joues. Je préfère que tu n’éprouves rien, mais que tu sois « juste ». C’est dans le rapport subtil entre l’intelligence et la sensibilité que réside tout l’art du comédien. Par ailleurs, ce qui m’intéresse dans un dialogue, ce n’est pas l’information qu’il distille, mais bien le rapport qu’il révèle entre les personnages, les réactions de l’un par rapport à l’autre. Si le rapport est conflictuel, tant mieux. Ensuite il peut se résoudre ou exploser, mener à la mort ou à l’amour, ça dépend des cas. Ce qui intéresse le spectateur au théâtre, ce n’est pas d’apprendre quelque chose, mais d’éprouver quelque chose. Cela passe, bien souvent, n’en déplaise à Brecht, par un processus d’identification à un personnage. Et s’il n’y pas ce rapport, cette émotion, l’information ne passe pas et il vaudrait  mieux aller la chercher ailleurs qu’au théâtre.

Un comédien de théâtre entend presque respirer le public ! Son souhait est-il que comédiens et spectateurs respirent au même rythme ? Cela arrive-t-il ?

Cela arrive, bien sûr, mais pas tout le temps. Et quand cela arrive, nous avons atteint notre but. Parfois il y a des toussotements épars, quelle déception ! Mais un public qui s’esclaffe en même temps ou retient sa respiration, quelle joie !

Même s’il joue sur scène « avec » ses partenaires, le comédien ne se sent-il pas malgré tout  solitaire ?

En scène, avec mes partenaires, je ne me sens pas solitaire, mais solidaire.

Un silence « volontaire » sur scène équivaut-il à un silence en musique ? A-t-il autant d’importance ? Quel est le poids du « non-dit » dans un texte ?

Le non-dit est primordial, c’est l’essence même du théâtre. Faire comprendre ce qui n’est pas dit. Quand Astrov dans Oncle Vania regarde la carte  en sifflotant et qu’il dit à Elena : « Il doit faire chaud là-bas », cela veut dire : « Je vous aime ».

Êtes-vous occupé à « temps plein » par un nouveau rôle à défendre ? Y réfléchissez-vous parfois au point qu’il vous empêche de dormir ?

Le travail sur un rôle consiste bien sûr en une période de mémorisation personnelle. J’y consacre certains moments dans la journée, sans toujours me fixer un horaire précis. Quant aux répétitions et aux représentations leur horaire est déterminé par la production : je n’ai donc pas à m’en préoccuper. Le travail sur un rôle ne m’a jamais empêché de dormir.

Connaissez-vous le trac ?

Oui, comme tous les acteurs, je crois. Mais ce trac est modéré et pas du tout paralysant. Que révèle le trac ? La crainte d’être jugé ? Non, je crois plutôt que c’est l’inquiétude de ne plus connaître son texte. Mais comme le disent tous les acteurs, une fois en scène, ça passe. Ai-je des rituels d’avant spectacle, des tics de comédien avant d’entrer en scène ? Non, je ne crois pas, du moins plus maintenant, si tant est que j’en aie jamais eu. Non, j’ai plutôt envie de dormir et je baille plusieurs fois, ce qui paraît-il est bon pour la voix et la décontraction. Cela ne m’empêche pas de me plier à des usages collectifs, par pur esprit de convivialité. Ils sont légèrement différents d’une équipe à l’autre. Une constante, quand même, c’est qu’on se dit « Merde ! » avant d’entrer en scène. Cette congratulation se limite parfois à un signe de la main à distance (les cinq doigts ou le pouce levé), elle s’accompagne parfois d’un serrement de main, d’une tape dans le dos, d’un baiser ou, dans les cas extrêmes, d’une embrassade et de caresses conjuratrices du sort. Cela peut être très agréable : on en trouve un bon exemple dans la vidéo « Les coulisses de l’ange » à 9:30 sur Youtube (http://youtu.be/UEsYePjQJoI). Personnellement je ne crois pas qu’on puisse conjurer le sort ou avoir « les dieux avec nous » par l’accomplissement d’un rituel magique. Est-ce qu’ils y croyaient eux, mes aînés : j’ai surpris Jean Rovis caresser un bout de « corde » (mot qu’on ne prononce pas sur le plateau) avant d’entrer en scène, Claude Etienne faire le signe de croix… Je sacrifie cependant volontiers au rituel minimum du « Merde ! », comme le font d’ailleurs je crois tous les acteurs du monde, et les sportifs, et tout être humain pour en encourager un autre avant une épreuve, en utilisant le « négatif » pour signifier le « positif ». Les Anglais ne disent-ils pas « Break your leg » et les Russes : « Nie poukhou, nie pera » (« Ni poil ni plume », c’est ce qu’on souhaite au chasseur afin qu’il ne revienne pas bredouille) ? Mais je le fais bien souvent avec une distance toute bruxelloise, en accentuant le « r » et le « t » final : « Merrtt ! ».

Le théâtre a-t-il un rôle – responsable – à défendre ?

À mon époque « brechtienne », j’aurais dit oui et je me serais largement étendu sur le rôle social du théâtre. Aujourd’hui, je penche plutôt vers l’absurde, tel qu’il se révèle notamment dans les pièces de Beckett :

« HAMM.- Clov !

CLOV (agacé). – Qu’est-ce que c’est ?

HAMM. On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose ?

CLOV. – Signifier ? Nous, signifier ! (Rire bref.) Ah elle est bonne ! »

(Samuel Beckett,  Fin de partie)

« Je ne pense pas qu’il existe de méthode universelle pour jouer la comédie. L’acteur de théâtre se doit d’inventer une méthode nouvelle pour chaque rôle ». D’accord avec Laurent Terzieff ?

Pas plus que Terzieff, je ne crois aux « méthodes », qu’elles se réclament de Diderot, Stanislavski, Brecht, Artaud, Grotowski, Strasberg, Donnellan, Meissner… Je pense qu’il faut de l’entrainement et du travail et que chaque rôle met en œuvre de nouveaux moyens d’expression et nous révèle de nouvelles possibilités.

« Contrairement à ce que demande souvent le cinéma, le comédien de théâtre n’est pas le photographe de la vie ;  la vie, il la transcende ! Il en est la caisse de résonance ». D’accord avec Laurent Terzieff ?

Je n’en sais fichtre rien…

Pourriez-vous vous définir  (dresser votre portrait en quelques mots)?

J’en suis parfaitement incapable, mais je peux recopier ce qu’a dit un critique : « À la ville, von Sivers mène plutôt sa vie avec une logique imperturbable : « Je ne tiens pas du tout à faire carrière ! » s’exclame-t-il. » (1975)

Quelles sont vos priorités dans la vie ?

Continuer à explorer le monde et la société en essayant de ne pas trop emmerder mes contemporains.

Si vous pouviez faire un vœu pour l’humanité ? Pour vous-même ? 

Que tous les hommes soient frères, comme il est dit excellemment dans le poème de Schiller utilisé par Beethoven dans sa 9e symphonie et qui fait office  maintenant d’hymne européen.

Au cinéma, vous avez joué pour la plupart des réalisateurs belges (André Delvaux, Jaco Van Dormael, Marc Lobet, Marion Hansel…), mais également pour Philippe de Broca (dans Julie pot de colle). Un souvenir particulier, une anecdote au sujet de ce tournage ?

Philippe de Broca s’énervant parce que la déco prétendait surélever le siège de l’acteur Reinhardt Kolldehoff afin qu’on voie mieux le panorama de Paris à travers la fenêtre, alors que l’important dans la scène était plutôt la réaction du comédien.

En 1976, vous décrochez l’Eve du théâtre pour votre interprétation de Ziffel dans Dialogues d’exilés de Bertolt Brecht à l’Atelier Saint Anne et, en  2000, vous partagez le Prix du Théâtre avec Guy Pion pour Fin de Partie (coproduction Théâtre de l’Eveil/ Théâtre Le Public). Ces reconnaissances officielles sont-elles importantes pour un comédien ?

J’ai été extrêmement heureux du succès de Dialogues d’exilés, mais désolé de n’avoir pu partager le prix avec mon partenaire André Lenaerts, contrairement à ce qui s’est produit plus tard avec Fin de partie.  Quant à l’importance de ce genre de distinction, c’est très relatif. Oui, cela peut donner un peu plus de visibilité à un spectacle, encore faut-il qu’il se joue encore au moment de l’attribution du prix.

En 1980, aux Brigittines, vous donnez la réplique entre autres à Suzy Falk dans la pièce Dibouk de Shalom Anski, mise en scène de Moshe Leiser. Suzy Falk, comme vous, une comédienne hors normes ! Comment la perceviez-vous ?

Suzy Falk, c’est un monde. Vous en avez excellemment parlé dans le livre que vous lui avez consacré. Moi je l’ai interviewée dans une vidéo que l’on peut découvrir ici :https://youtu.be/DsWCjOmVKyo.

Et puis j’ai raconté une petite anecdote, intitulée irrévérencieusement Suzy Falk, délicieuse emmerdeuse :

« C’était au cours de la saison 84-85. On jouait au Théâtre de Poche une pièce anglaise : « Et si le rossignol chantait ». Il y avait Suzy, bien sûr, mais aussi Fernand Abel, Yves Claessens, Pierre Sartenaer, Hélène Theunissen, Nicole Colchat. Le comédien français Jacques Alric, s’étant fait renverser par une voiture dans le Bois de la Cambre, sur le chemin qui mène au Théâtre de Poche, on me demanda de le remplacer au pied levé. Je lui ai rendu visite à l’hôpital où, brochure en main, il m’a indiqué sa mise en place. Puis j’ai eu trois jours pour étudier le rôle. J’ai eu droit à deux répétitions sur le plateau avec tous les comédiens et c’est Roland Mahauden, assistant metteur en scène, qui me dirigeait… quand Suzy le lui permettait, parce qu’elle intervenait tout le temps, pour corriger une place, une attitude, une intonation. Je prenais tout cela avec le plus grand calme. Et c’est Fernand Abel qui explosa tout à coup :  « M’enfin Suzy, arrête d’emmerder ce pauvre garçon. » Suzy et Fernand, je les aime tous les deux. Ce sont mes aînés et je leur dois beaucoup. » Suzy nous accompagnait aussi lors de manifestations syndicales (1986 : Suzy est au-dessus de la deuxième lettre « r » de « travailleurs » :

 

 

En novembre 1981, un souvenir gravé dans la mémoire de ceux qui étaient présents : Martine Wijckaert et le Théâtre de la Balsamine montent La pilule verte, d’après Witkiewicz, dans les ruines d’une aile désaffectée de la caserne Dailly. Vous y donnez non seulement la réplique à Jean-Jacques Moreau, mais vous assumez aussi l’arrangement et la direction musicale du spectacle. Car vous êtes également musicien (pianiste). Une carrière que vous auriez pu également développer ?

Quand je terminais ma rhéto dans les années 60, mon professeur de piano, Armand Dufour, m’a suggéré d’entrer au Conservatoire dans la classe de piano. Mais j’ai préféré faire du théâtre et je suis entré au Conservatoire des années plus tard… dans la classe d’art dramatique, après avoir fait des études de droit pour complaire à ma famille et mon service militaire pour remplir mon devoir civique. Mais je n’ai jamais abandonné le piano, qui m’a servi dans plusieurs spectacles.

En 1994, la pièce L’Enseigneur de Jean-Pierre Dopagne, créée au Festival de Théâtre de Spa, dans une mise en scène de Pierre Fox, connaît un succès prodigieux et est traduite en seize langues. Un constat impitoyable sur le monde enseignant… toujours d’actualité semble-t-il. Un moment fort de votre carrière ?

Oui, c’est un spectacle que j’ai dû jouer plus de deux cent fois au cours de six saisons consécutives, en Belgique, en France, en Suisse, en Afrique du Nord et au Québec. Il faut dire que c’est un monologue, quasiment sans décor et que c’est plus facile à « vendre » que Cyrano de Bergerac. Evidemment, il faut qu’il y ait quelque chose derrière, ce qui est d’abord à mettre au crédit de l’auteur, Jean-Pierre Dopagne. La pièce a notamment été reprise en France et jouée par Jean Piat sous le titre de Prof.

Impossible de passer en revue les nombreuse pièces où l’on vous a vu jouer  au fil des années… Parmi les plus récentes, épinglons, en 2014, La Famille du collectionneur, une comédie de Goldoni, mise en scène par Daniela Bisconti, a dû vous paraître jubilatoire. Quelle place l’humour revêt-il dans votre vie ?

Je répondrai en reproduisant ici ce que je considère comme mon meilleur portrait ; le dessin est dû à un spectateur qui a publié le dessin sur facebook et dont je ne sais rien de plus :

Je pense que le véritable humour commence par l’autodérision et ça, je crois en avoir une bonne dose : il suffit de jeter un coup d’œil sur une petite vidéo que j’ai faite et qui s’intitule « Voilà ce que je voulais vous dire » : (https://youtu.be/jIKuE6bEG_o). Si je n’avais pas cette autodérision, j’aurais fini, en lisant les critiques qui m’ont été consacrées, par attraper un gros cou, ce qui finalement est peut-être le cas : mon tour de cou fait actuellement 44 cm, ce qui correspond exactement à la pointure de mes chaussures (vous voyez qu’il y a en moi un certaine cohérence…). La source de cet humour réside certainement dans la conscience aigüe de notre finitude : nous ne savons pas pourquoi nous sommes là, ni où nous allons, sinon vers la mort. « Où cours-je, dans quel état j’erre et sur quel sol fais-je ? » sont les questions philosophiques fondamentales.

En 2016, au Théâtre Poème 2, Jean-François Jacobs met en scène La bonne parole du curé Meslier où l’on vous découvre en penseur politique et philosophique. Rabbin, curé, athée… Vous avez tout incarné dans le domaine de la pensée. Vous sentez-vous des affinités avec ce Meslier ?

Un texte essentiel écrit dans les années 1720 par un curé athée et révolutionnaire,  texte largement méconnu à ce jour. Quand va-t-on arrêter de croire au Père Noël et quand va-t-on en finir avec les inégalités dans nos sociétés ?

Je joins un « rap mystique » que j’ai écrit dans un moment d’égarement (ou de lucidité).

Vous savez que je n’écris

Pas de poèmes

Mais cette fois-ci

Il est sorti

Comme un blasphème

 

Iconoclaste un peu

Du moins pour ceux

Qui croient en Dieu

Au fond des cieux

 

Et en sa mère très sainte

Qui fut enceinte

Dieu sait comment

Sans un amant

 

Sachez que c’est à Lourdes que j’ai perdu la foi

Quand on m’y a mené pour la première fois

 

Bernadette dans la grotte

Où ses moutons faisaient leur crotte

A vu la femme du notaire

Qui s’envoyait en l’air

Avec le premier clerc

 

S’enveloppant de son châle

Toute blanche et toute pâle

La notable s’avançant

Pour cacher le vit bandant

A dit Je suis la Vierge

Et depuis lors on met des cierges

Là où le clerc mettait le sien

Et tout est clair et c’est très bien

 

C’était un rap iconoclaste

En hommage à Marie la Vierge

Qu’a pu se passer de verge

Et qu’est restée très chaste

Tout en étant la mère de Dieu

 

Mais j’envie tous ceux qui l’ont vu

Vraiment vu

Dieu

Pascal sa fameuse nuit de feu

Sainte Thérèse d’Avila

Et l’autre celle de Lisieux

Saint Jean de la Croix

Et notre bon vieux Jan van Ruisbroeck

A Groenendael

Les deux Paul

Celui de Tarse sur son chemin

Et l’autre le Claudel à Notre-Dame

Eric Emmanuel Schmitt

Dans son désert

Tous ces mystiques

Joyeux zigues

Transportés

Enflammés

Allumés

 

Réponses de Alexandre von Sivers – Bruxelles le 8 janvier 2018.