Costa Lefkochir

Propos recueillis par Michel Ducobu.

 

  • Tu vas exposer au printemps prochain au Grand Curtius, à Liège. Un événement important dans ta vie d’artiste. Après Ubac, Alechinsky… La ville de Liège fait mentir l’adage : Nul n’est prophète en son pays… Et ton pays, c’est aussi Liège, depuis combien d’années ?
  • J’ai quitté la Crète à l’âge de 18 ans, après mes Humanités pour faire l’Académie des Beaux Arts à Liège. J’ai été très vite séduit par l’esprit chaleureux et accueillant des Liégeois qui m’a rappelé mon île natale. Cela fait maintenant plus de quarante ans que je vis à Liège. C’est ici que j’ai installé mon atelier, que j’ai rencontré mes amis, ma femme, et créé des nouvelles racines.
  • Qu’est-ce que cette expo aura de particulier ? Une rétrospective ? Beaucoup de nouveautés ? Le thème choisi ? Une collaboration avec d’autres artistes ? Une scénographie originale ? Qui en sera le commissaire ?

  • Elle sera surtout l’occasion de montrer mon parcours et mes recherches de ces trente dernières années, à travers les sources qui influencent et alimentent ma peinture. Et elles sont nombreuses : mes racines hellènes, mon pays d’accueil, mes rencontres avec des poètes et des philosophes contemporains ou qui appartiennent déjà à l’histoire, ma découverte de l’Afrique et mes ateliers avec des enfants des écoles liégeoises. La Ville de Liège soutient mon travail depuis un long moment, comme en témoignent mes expositions précédentes, au MAMAC et à la Salle Saint-Georges. La particularité de cette expo-ci est que pour la première fois je dévoile mon jardin secret… À travers une installation murale de 24 fragments de vie, je trace des moments-souvenirs de mes dix-huit années vécues en Crète. Des moments parfois douloureux et d’autres plus heureux qui m’ont marqué à tout jamais. Je montrerai pour la première fois des objets qui me sont chers, vieux tissus grecs, masques africains, le carnet de recettes de ma mère qui était une excellente cuisinière et d’autres qui dialoguent par moments avec mes peintures et sculptures. Carine Filiber, la commissaire de l’exposition, travaille depuis un an avec moi et en collaboration avec le scénographe Michel Lefebvre pour trouver le meilleur moyen de mettre en évidence mes travaux.
  • Si tu devais choisir un qualificatif accompagnant le mot « abstraction » pour situer le mieux possible ton style, lequel choisirais-tu : métaphysique, lyrique, poétique, mystique ?

  • Le mot qui définit le mieux possible ma peinture est « spirituelle ». Je sais qu’à notre époque certains mots provoquent des réactions intolérantes. Ce mot n’est pas nécessairement lié à la religion. Une pensée peut être spirituelle à partir du moment où l’on exprime une réalité qui diffère de la matière, une pensée réfléchie et intériorisée qui nous élève. J’essaie à travers ma peinture d’ouvrir, de transcender la réalité, souvent médiocre, pour retrouver notre vrai sens de la vie, notre raison d’être. Bien sûr, je suis conscient que tout est à faire et que nous ne sommes nulle part. L’art est pour moi un moyen noble et efficace pour faire avancer l’homme, pour essayer d’extraire l’être humain de son état parfois reptilien.
  • Ta peinture et tes compositions « sculpturales » ont forcément évolué depuis le début. Vers un plus grand dépouillement ? Un intérêt accru porté aux matières, aux objets, aux photographies, aux rebuts même, que la couleur et le réemploi sublimeraient ?

  • La matière m’a toujours fasciné par sa diversité et sa beauté. Depuis plusieurs années des « objets » créés ou transformés par moi-même sont posés comme offrandes au sein de ma peinture pour souligner avec force et délicatesse mon désir profond que l’homme puisse retrouver le contact avec le sublime. Les photos, objets et autres éléments matériels sont transformés et je tente d’y introduire un souffle de vie avec mes couleurs pour les transfigurer. Si cela est réussi, l’émotion sera présente. Un œuvre qui ne provoque pas d’émotion n’est pas pour moi une œuvre d’art.
  • Grec d’origine, Crétois plus précisément, tu as gardé une attache profonde avec ta terre natale. Chaque année, tu pars te ressourcer à Peut-on parler d’une « grécitude » présente dans ton œuvre ?

  • Les dix-huit années vécues en Crète m’ont marqué de différentes manières. Elles ont laissé des souvenirs qui m’accompagnent toujours. Mais je porte une affection toute particulière à l’île de Paros car c’est elle qui m’a permis de renouer le contact avec la Grèce. La gentillesse et la simplicité de ses habitants, la lumière magique des Cyclades qui rend irréel même un petit caillou écrasé par le soleil, la blancheur de ces murs abîmés par le vent de la mer, toutes ces fleurs qui font chanter les maisons de l’île, la couleur rouge de la terre, me rappellent sans cesse mon attachement à la Beauté.
  • Parmi tous les artistes que tu as découverts durant ta vie, tu m’as dit, un jour, avoir été profondément marqué par El Greco et Tàpies. La spiritualité de l’un, la matérialité de l’autre ?
  • Il y a plusieurs artistes pour lesquels j’éprouve une grande admiration. Dominikos Theotokopoulos, migrant lui-même, était surnommé Le Greco et l’histoire de l’art a gardé cette appellation comme nom officiel. J’aime sa façon de peindre qui était révolutionnaire pour l’époque. Par sa touche libre et expressive, il amène une vision avant-gardiste de la peinture et par l’allongement de ses formes il exprime son désir d’atteindre le divin. Tàpies, lui, m’a attiré par son audace et sa créativité. Il a bouleversé les règles de la peinture en démontrant que la maîtrise de la technique n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est la force et l’authenticité du geste posé par le peintre. La matière est utilisée brutalement et elle devient langage. Une œuvre qui bouscule nos certitudes et bouleverse nos habitudes et nos visions classiques face à une peinture. Je citerai encore Mark Rothko qui a touché l’esprit et l’immensité du sublime en utilisant des moyens réduits à leur plus simple expression. Mais quel rayonnement ! Quel émerveillement face à ses peintures de grand format !
  • Tu as conçu quelques livres d’art avec des écrivains et des poètes. L’écrit t’a toujours fasciné, au point de l’enserrer dans tes tableaux, au cœur même de livres secrets entourés de liens. Contiennent-ils des messages ? Ou sont-ils seulement des témoins, des stèles de papier couvertes de lettres ?

  • Le livre en tant qu’objet m’a toujours fasciné. Je cherche toujours le « livre sublime », celui qui raconte l’universelle vérité. J’ai compris que cette vérité se trouve enfouie au plus profond de notre être. C’est à nous de la découvrir. L’Être intérieur comme l’appelle K.G. Dürckheim est à notre portée. Mais la route est longue… Chaque livre objet ou livre scellé que je réalise est une nécessité. J’ai envie de crier des choses aux oreilles sourdes de nos têtes pensantes et de nos dirigeants. Très souvent à l’intérieur de mes livres j’enferme un poème, une phrase ou un mot répété comme un mantra. Cet acte est un moyen pour moi de me placer face à ma conscience et de rester vigilant et vivant.
  • Devant chaque toile ou composition de ta main, le spectateur a tendance à voir une symbolique, un sens, une référence même à la philosophie d’un présocratique, par exemple. La peinture ne devrait-elle pas se suffire à elle-même, sans commentaires ?
  • De toute façon la peinture elle est là, elle existe par elle-même. Si les visiteurs de mes expositions éprouvent le besoin de s’exprimer face à mes travaux, c’est peut-être la preuve que mon langage pictural, mes traces, mes couleurs suscitent des interrogations et des réflexions. Dans ce cas, je suis très heureux et cela provoque des échanges intéressants avec tous ceux qui portent un vrai regard sur mon travail. Finalement les hommes ont toujours cherché à toucher l’indéfinissable, comme s’ils se souvenaient d’un état qu’ils avaient connu, il y a très longtemps.
  • Une partie de ton œuvre est consacrée à l’enfance, à l’Afrique noire. Une démarche artistique et humanitaire en même temps ?
  • L’enfant représente l’avenir de l’humanité. Il est exploité, maltraité, abandonné par nos sociétés décadentes. À force de chercher des nouveaux dieux, nous avons oublié les vraies valeurs de solidarité et d’amour. L’enfant a pris la place centrale dans ma peinture après mes voyages et ma découverte de la réalité africaine. Il a investi mes œuvres à travers les regards que j’ai captés lors des ateliers organisés sur place au Togo. Depuis dix-sept ans, je soutiens des projets d’auto-développement de douze villages, en collaboration avec mon ami Spyros Amoranitis et son Association, l’IRFAM.
  • Ta devise, ou plus simplement les mots qui te font vivre ?
  • Exigence, partage, générosité, amitié, beauté, absolu, amour et, bien sûr, l’art…

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L’exposition au Grand Curtius, Quai de Maestricht, à Liège, se tiendra du 2 mars au 27 mai 2018.

Parallèlement à l’exposition, la galerie liégeoise Christine Colon présentera les travaux récents de Costa Lefkochir, du 27 avril au 27 mai 2018.