Isabelle Bielecki, Les tulipes du Japon, roman, MEO, 238 pages, 18 euros

Le roman d’Isabelle Bielecki (très belle photo de couverture de Pierre Moreau), comporte deux parties, l’une faite de liberté et de lumière, l’autre remplie d’ombre et de la résurgence terrible du passé: Les tulipes du Japon et Les chrysanthèmes. A toute première vue, deux histoires très différentes (se plaçant à sept années d’intervalle), presque deux romans distincts. Mais on verra que les deux parties sont très intimement reliées.
Chaque chapitre (séparés par quelques mois, voire quelques années), s’écoule sur une journée, heure par heure, ce qui donne au récit un rythme soutenu, et le lecteur se refuse à refermer le livre avant la dernière page!

La première partie relate l’ histoire d’une relation passionnelle, mais pas seulement, c’est bien plus que cela. Le récit doit se lire en fonction du passé d’Elisabeth, de ce passé qui a fait d’elle ce qu’elle est, et qui conditionne son destin. « Les tulipes du Japon », fait d’ailleurs d’incessantes incursions dans ce passé obsédant et douloureux (ses deux parents, « rescapés » des camps de concentration, se sont donnés la mort à quelques années d’intervalle/ les brimades dures de sa mère qui n’hésitait pas à la battre/ les relations amour-haine entre le couple,…). Le roman se situe dans le temps avant le premier roman de l’auteure,  » Les mots de Russie « , paru en 2005 (Prix des Bibliothèques de la ville de Bruxelles) ou, plus exactement, il s’intercale dans ce roman, entre les années d’enfance de la narratrice et le moment – bien des années plus tard- où il vient enfin à Elisabeth la possibilité/le désir/la force/la nécessité d’écrire pour tenter de se souvenir. L’on sait à quel point les mots sont des exutoires, ils épurent, ordonnent, stylisent les blessures et les apprivoisent … un peu.

Emile, son mari, a le mérite de l’avoir délivrée de la bulle familiale toxique où l’enfermaient ses parents, mais il se révèle vite un compagnon terne, une assez pâle figure se préoccupant peu des aspirations et du tempérament de sa femme. De cette relation naîtra (par une sorte de miracle ?) une fille. Elisabeth, cadre dans une entreprise Japonaise, découvre alors l’extase dans les bras de son chef Japonais, Miura. Dans une chambre de l’hôtel Hilton, lors de leur première vraie rencontre, « Les tulipes sur la table. Les tulipes qui la regardent. Multicolores et finement dentelées, elles retiennent leur respiration. Le cours de leur courte vie de tulipe (…) Elles contemplent cette femme allongée qui émet cet étrange bruit sans oser bouger ni un bras ni une jambe de peur de perdre ne fût-ce qu’une once du plaisir qui continue à courir sur sa peau . Un éclat de regard glisse entre ses paupières, vient se poser sur elles, les tulipes curieuses, rassurées à présent malgré le pétale tombé tout à l’heure, quand le couple est entré ». Ces tulipes, c’est le symbole d’une renaissance, sinon d’une naissance à la vie. Elisabeth découvre enfin le plaisir, la liberté de flâner, une sorte de sentiment de tout puissance, les démesures de la passion. L’on comprend qu’à partir de ce moment, tout retour en arrière, à la médiocrité, est devenu impossible. La passion s’accompagne forcément de ses corollaires presque obligés, l’attente, les craintes que cela finisse et la peur de la solitude, même s’il est écrit depuis le début que cette histoire d’amour doit avoir une fin plus ou moins proche. Elisabeth n’en n’aura pourtant pas de regret. Elle le ressent intensément : lorsque l’on a aimé il en reste toujours quelque chose, quoiqu’il advienne, et la vie peut continuer si l’on a été porté, aimé au moins une fois, une richesse jamais ni reprise ni perdue.

Après, viennent ou reviennent, les temps sombres, « Les chrysanthèmes ». « Il y avait eu Miura, le Japonais qui lui avait offert les portes du paradis, quand cet autre, Abe, avait poussé celles de l’enfer ». La deuxième partie du roman se centre sur la vie professionnelle d’Elisabeth comme courtière en assurance, au sein de l’entreprise japonaise, après le départ de son amant rappelé au Japon. Un nouveau chef débarque. C’est le jour et la nuit. Il est loin, le temps où travail pouvait rimer avec plaisir et qualité de vie, sorte de dolce vita au bureau. »Voilà, le tremblement devient une secousse incontrôlable (…)Parce qu’elle sait tout en résistant de toutes ses forces à l’idée qu’elle sait. Le cauchemar de son adolescence l’attend (…) Mais que chaque fois elle arrive à la même conclusion, qu’elle a eu raison, qu’il n’y a pas d’autre voie que celle de tenir. Confrontée depuis l’enfance à un danger permanent sous les traits de sa mère, elle a développé un sixième sens pour le débusquer partout ».
Le passé l’a rattrapée et l’on assiste à une véritable descente aux enfers. Elisabeth, qui connaît successivement plusieurs relations amoureuses très décevantes, doit subir jour après jour, non seulement la pression de plus en plus intolérable d’une immense charge de travail, mais surtout, l’humiliation, le harcèlement moral de son nouveau chef (violent, névrosé et sans aucun doute jaloux de ses compétences à elle).
L’on y apprend beaucoup sur la place de la femme et la culture du travail dans ces entreprises Japonaises à partir des années 2000, sorte de rouleaux compresseurs sans égard pour ceux qui s’y tuent au travail ; et se tuer n’est pas un vain mot car les suicides n’y sont pas rares (préfiguration des dégâts humains que font aujourd’hui beaucoup d’autres entreprises…) Comme lorsqu’elle était enfant, face à sa mère, Elisabeth se bat, ne lâche rien et, grâce à sa volonté et son opiniâtreté, elle ne plie ni ne se laisse abattre.

Un beau roman, puissant et émouvant. L’histoire d’une femme à la fois fragile et forte, née d’un père russe et d’une mère polonaise, qui se sent partout en exil et a hérité de son père de cette fameuse qualité russe qu’est le sens de l’honneur. Son existence a été constamment entravée mais, à aucun moment, elle ne se considère comme une victime. Elle est celle qui depuis toujours résiste, celle qui « doit tenir ». Celle qui tient bon.

Martine Rouhart