Isabelle Fable

Quelques textes pour l’Anthologie

Nuit et Jour

En ce temps-là, il y avait le jour. Le jour s’était proclamé roi et personne ne l’avait contredit. Il régnait donc en maître.

Le roi Jour était, comme il se doit, extrêmement brillant, généreux et très imbus de sa personne. Il allait dans l’espace, vêtu d’or et de lumière, le nez levé, la barbe ardente, rayonnant de suffisance ensoleillée.

Mais toute sa suffisance ne lui suffisait pas car il n’y avait personne pour l’admirer, personne à éclairer, personne à réchauffer. L’ennui seul sur ses talons…

Il en vint à croiser au cours de ses errances rondes la reine Nuit, douce dame invisible, impalpable, décelable à son seul parfum de mystère. Elle se tenait immobile, immuable, dissimulée dans l’ombre, drapée dans son étole de brume. ‘Belle comme le jour’ serait l’expression idéale. Mais elle semble plutôt mal venue car on ne pouvait rêver plus dissemblables que le Jour et la Nuit. Elle était belle et c’était là son drame. A quoi bon être belle dans un monde aveugle, un monde où la lumière vous ferait disparaître aussitôt ?

Le roi Jour fut immédiatement conquis par le mystère de l’insondable Dame, irrésistiblement attiré par ce trou noir. Il s’avança. Elle prit la fuite. Il s’engagea à sa suite. Elle accéléra. S’il parvenait à la rejoindre, elle s’envolerait en fumée. Et, même invisible, elle était très consciente et très contente d’exister. Pour tenir le Jour à distance, elle le menaça d’un sort terrible, l’antimatière, qui l’absorberait à son tour.

Le Jour se tint donc à distance respectueuse mais se mit à lui tourner autour comme un cercle autour de son centre. Le cycle était né. A intervalles réguliers, son visage lumineux éclairait la face pâle de la dame de la Nuit, qui se détournait aussitôt et n’offrait plus qu’un croissant effilé avant de se détourner tout à fait.

Éperdument amoureux, le Jour ne se décourageait pas et le soleil tournait sans fin autour de la lune, espérant la séduire en la faisant luire. Et la Nuit continuait à se voiler la face, refusant l’approche de ce Jour arrogant, qui ne pouvait lui apporter que la mort et qui ne le savait pas.

Comment cependant ne pas aimer le soleil ? Attirée malgré elle par la chaleur et la lumière, elle ne pouvait s’empêcher de lui offrir son visage pâle avant de faire volte-face, la peur étant plus forte que tout. Amour impossible. Les extrêmes s’attirent, dit-on, mais comment se joindre sans que l’un fasse automatiquement disparaître l’autre ?

Cela pouvait durer longtemps, l’un s’acharnant, l’autre s’esquivant. On tournait en rond, c’est le cas de le dire. Pour quitter ce cercle vicieux, la Nuit s’en vint demander conseil au Maître de l’Univers. Il se gratta la barbe et battit des cils. « Vous me posez là un problème insoluble, dit-il. Les rencontres n’étaient pas prévues. Qui sait ce qui résultera de vos caprices ? L’amour, en voilà une idée… Vous êtes des extrêmes, vous vous annulez. Et voilà que vous voulez vous allier ! Vous aliéner ! Fous que vous êtes ! Vous ne pouvez ni vous joindre ni vous séparer. Je n’ai pas de solution. »

La Nuit afficha une mine plus sombre que jamais, ce qui n’était pas une sinécure. Et de l’obscurité jaillit soudain la lumière.

– J’ai peut-être une idée, dit le Maître, c’est de vous lier dos à dos à quelque chose qui serait votre intermédiaire. Vous y seriez attachés mais sans jamais vous voir. Une éternelle partie de cache-cache. Ca vous va ?

– Attachés ? Cache-cache ?

– Reliés par des charnières, qui vous uniront tout en vous séparant, afin que chacun conserve sa spécificité. Laissez-moi réfléchir. Il faudrait que ce soit rond, pas trop sombre, pas trop lumineux…

Il se concentra fortement, battit des cils et de la barbe, et son ventre soudain enfanta une boule de feu qui lui jaillit d’entre les jambes, oscilla un moment dans l’espace et se stabilisa. La Nuit recula, effrayée.

-Voilà, dit-il, très satisfait. Je l’appellerai…Terre. C’est cela, Terre. Prends-la. Ce sera ton talisman, ton bouclier, ton parasol. Si tu le perds, le Soleil te brûlera. Sinon, tout se passera bien. Approche-toi du Jour derrière ton parasol, montre-lui ton visage un instant, il te montrera le sien. Aie le courage de le regarder bien en face. Laisse-toi pénétrer de son rayonnement. Il te brûlera. Mais ce stigmate est nécessaire à votre amour. Et tes ténèbres l’envelopperont sans qu’il le sache.

Vos figures à tous deux resteront marquées de taches, ce sera le sceau de votre passion. De cette union fugace naîtront deux enfants. Chacun de vous engendrera son semblable mais qui ressemblera à son contraire. La Nuit engendrera la clarté, féminité. Le Jour engendrera le sombre, masculinité.

Ta fille s’appellera Aurore. Elle ressemblera au Jour et ira chaque matin lui porter ta féminité. Quant au fils du Jour, il s’appellera Crépuscule et sera appelé à se fondre en toi chaque soir au nom du principe masculin. Cette fusion scellera votre union à tout jamais.

Vos enfants vous sépareront et vous uniront en même temps. L’ensemble tournera sans fin et vous ne pourrez jamais ni vous joindre ni vous séparer. Ca vous va ?

-Et l’Ennui ? Ne nous guette-t-il pas ? murmura la Nuit en détournant le visage de la Terre, qui l’aveuglait.

– L’Ennui ? Bon, je vais vous donner de quoi vous  occuper. De votre union naîtra un élément nouveau dans l’Univers. Je l’appellerai… Vie. Ca pourrait être amusant.

-Vie ? Et à quoi le reconnaîtrons-nous, Vie ?

– Mais je n’en sais rien. Vous verrez bien. Contentez-vous de tourner autour de votre Terre. Que le Jour offre son soleil à la Nuit. Qu’elle le cajole jusqu’au matin et le donne à sa fille Aurore, qui le rendra tout revigoré au Jour. Que la Nuit offre sa lune au Jour. Qu’il la polisse de ses rayons brûlants et la donne au Crépuscule. Celui-ci la rendra à la Nuit à nouveau brillante et claire. C’est tout simple.

Ce cadeau, vous vous le ferez sans arrêt et il créera l’étincelle de vie et tous les cycles, tous les cercles, la danse des atomes et des cellules, les ventres ronds, les troncs des arbres et les tourbillons du vent. Vous serez les balanciers du monde.

La Nuit fit comme on lui avait dit. Elle fila vers le Jour avec la Terre en bouclier. Et ce fut une face éclairée, reflet de la Terre en fusion, qu’elle présenta au Jour. Qui se ressemble s’assemble. Le Jour fut séduit par ces boules jumelles, qui lui rappelaient son propre visage. La fusion ne dura qu’un instant puis la Nuit s’enfuit comme l’éclair, entraînant la Terre à sa suite, tellement vite qu’à force la Terre perdit sa couleur rouge et devint grise, brumeuse et froide… Comme la lune ? Non pas. La brume qui flottait alentour en écharpe se transforma très vite en eau, en belle eau bleue, qui se mit à tomber, tomber, tomber, comblant le sein de la Terre. Et la Vie se mit à germer, germer, germer…à n’en plus finir.

Et depuis lors, Nuit et Jour tournent la main dans la main, entre Aurore et Crépuscule, pour notre plus grand bonheur à tous. Et l’Amour a fleuri…

C’est depuis lors que tout peut être aimé. Hélas, comme rien n’existe jamais sans son contraire, c’est depuis lors aussi que tout peut être haï.

 

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Rouge amour

Le rouge, elle l’a en horreur. Rouge cerise, rouge tomate, rouge pivoine. Rouge sang. Depuis l’enfance. Depuis ses huit ans exactement. Depuis ces horribles vacances chez sa grand-mère.

Elle y est retournée depuis, en vacances. Chez sa grand-mère. Mais elle ne lui a plus jamais adressé la parole. Plus jamais.

Et maintenant, elle dort, cette grand-mère. Elle dort là, dans son lit. Dans son lit à elle. Car elle lui a prêté son lit pendant son séjour ici.  Il faut l’opérer, la vieille, d’une tumeur.  Une excroissance à lui ôter demain, à  l’hôpital, sous anesthésie générale. Ses parents ne pouvaient pas loger l’aïeule. Pas de place. Tandis qu’elle, dans son studio… elle a un lit. Normal qu’elle le lui cède. Elle a pris le canapé. Pour une nuit.

Elle y est maintenant, sur ce canapé, assise, droite, immobile, le souffle court, une main enserrant l’autre à lui faire mal. Immobile. A revivre. A souffrir. A haïr.

Ses doigts se croisent en une prière muette. A qui ? Elle baisse la tête. C’était l’été. Il faisait chaud. Très chaud. Elle était si heureuse de connaître la famille au sens large, de rencontrer des parents éloignés jusqu’alors inconnus. Et sa grand-mère. Il y avait fête au village. Elle avait suivi le groupe des  fillettes, toutes parées de leurs plus belles tenues, chamarrées, colorées, bigarrées… Un vrai régal pour l’œil. Et leurs jolis sourires…

On les appelait une à une. Et les autres restaient à attendre. En file. La mine plus grave tout à coup. Car on entendait des cris derrière les fifres et les tambours. Chacune pourtant partait confiante, la main dans la main de l’adulte qui l’accompagnait jusqu’au lieu de la cérémonie.

Et là, sans plus de cérémonie, on les allongeait, leur troussait la robe, leur maintenait fermement bras et jambes, cuisses ouvertes, sexe exposé. Et la femme approchait. L’officiante. L’exciseuse. C’était sa grand-mère qui remplissait l’odieux office.

Elle s’était accroupie lentement, sans un mot, sans un regard pour l’enfant terrorisée, le rasoir avait lancé un éclair et le cœur s’était mis à battre comme un tamtam affolé, le corps s’était tortillé en tous sens comme un ver devant ce qui l’attendait mais implacables, les mains des assistantes s’étaient resserrées en serres indésserrables, la contraignant à l’immobilité absolue. Les doigts avaient dégagé l’objet délétère, l’impur clitoris à éliminer. Le rasoir avait tranché. D’un coup, le clitoris avait volé, sectionné, le sang avait giclé, elle avait hurlé sous la douleur atroce qui la transperçait de part en part jusqu’au sommet du crâne. Insupportable. Sexe explosé.

Mais la fête n’était pas finie. C’était une excision de type deux, comprenant en outre l’ablation des petites lèvres. La vieille, pataugeant dans le magma sanguinolent, tirailla consciencieusement les petits papillons de chair et les taillada de sa lame élimée, arrachant de nouveaux rugissements à sa petite-fille torturée par ses mains expertes. Bien d’autres étaient passées par ces mains-là, elle ne les comptait plus. Mais celle-ci lui tenait particulièrement à cœur car il lui importait de voir le sang de son sang se purifier, devenir fille propre au mariage selon la tradition et non rester sauvage, avec toutes ces pulsions inavouables, rebelle qu’aucun homme ne pourrait accepter en mariage. C’était le prix à payer pour une vie honorable.

Et la petite s’était retrouvée en proie à une douleur insoutenable, transportée à bout de bras, horrifiée, perdant son sang sur le sol rouge qui le buvait, dans une grande case où d’autres gamines se tordaient, hurlaient et pleuraient, où des femmes leur plaquaient en silence des sortes de cataplasmes de feuilles fraîchement cueillies censées les soulager et arrêter l’hémorragie…

Pas question de toucher, pas question de regarder l’horreur qui leur restait entre les jambes. Leur sexe ne leur appartenait plus. Il n’existait plus. L’odeur du sang prenait à la gorge et la sueur dégoulinait parmi les larmes, le monde en un instant était devenu rouge et noir. La dernière chose qu’elle avait vue avant de s’évanouir, c’est le visage luisant d’une femme qui se penchait sur elle sans la regarder, elle, mais seulement sa vulve martyrisée, pour y plaquer le pansement traditionnel, source sans doute de plus de risques encore que la lame souillée du rasoir.

Une fillette à ses côtés était morte dans la demi-heure, elle ne l’avait pas su.

Au réveil, une seule sensation, la douleur épouvantable qui lui tenait lieu de corps. Un seul sentiment, une haine épouvantable pour sa mère, son père et surtout cette grand-mère, qui l’avait trahie et mutilée, alors qu’elle s’était fait une joie de la connaître.

Elle y est retournée, en vacances. Plusieurs fois. Sur la terre rouge d’Afrique. Elle a vu d’autres enfants conduites au supplice avec un sourire innocent. A quinze ans, elle a dû subir la suite de l’excision, pour parfaire l’ouvrage entamé sept ans plus tôt : l’infibulation, qui aurait raison de toute velléité de plaisir et de tout risque de tentation. Là, elle aurait pu réagir. Elle savait ce qui l’attendait  lors de ces fêtes secrètes, de ces cérémonies tabou, dont on se garde bien de parler aux enfants avant de les y mener, agneaux confiants. Elle aurait pu se révolter et se sauver. Mais pour aller où ? Vivre seule dans la brousse, méprisée et honnie de tous ? Elle avait donc subi, avec plus de révolte et plus de répulsion, plus de haine encore et tout autant d’impuissance.

La grand-mère, toujours elle, avait agi dans les cris et soubresauts de la jeune fille pour sectionner ce qui lui restait de sexe et coudre à vif, bien sûr, les chairs sanglantes, de façon à lui fermer définitivement le sexe et la porte de l’amour.

Maintenant, elle n’a plus de sexe. Elle est comme ces poupées, dont les jambes se joignent sur une vulve absente, niée, elle est un corps fermé et elle a honte. Honte de ne plus être femme. Honte de ne pouvoir offrir aux hommes un corps entier, ouvert, apte aux émois et aux pénétrations  amoureuses. Honte de ne plus sentir que douleur là où elle aurait dû jouir du bonheur d’être femme. Elle n’a plus à offrir qu’un réseau couturé, une  cicatrice rougeâtre et boursouflée, un trou minuscule pour permettre aux fluides naturels de s’écouler. Elle n’est plus femme. Elle n’est plus rien.

Bien sûr, il lui reste des organes. A l’intérieur. Qui ne servent plus. Puisque la porte d’entrée est fermée. Elle est apte au mariage. Elle est pure. Elle est vierge. Prête à l’emploi pour l’homme qui voudra d’elle, la sachant inutilisée avant lui. Il pourra venir en confiance l’ouvrir comme une boîte à conserves, du bout de son poignard, avant de la consommer, de l’enfiler dans des douleurs indescriptibles, dont il se fichera, et qui ne seront somme toute que la suite des douleurs depuis la première excision…

En attendant l’épreuve de l’accouchement. Car ce n’est pas fini. Rouge continuera la vie. Avec ce périnée martyrisé, découpé, cisaillé, recousu, déchiré, qui n’a plus ni souplesse ni élasticité, les douleurs de l’enfantement seront multipliées. Mais l’homme sera d’autant plus sûr de la fidélité de son épouse qu’elle redoutera tout contact sexuel et ne subira que les siens, contrainte et forcée.  L’homme…

Il n’aura gardé d’elle que le vagin, pour son plaisir à lui, et la matrice, pour sa descendance à lui. Tout ce qui lui était inutile, mais combien précieux pour elle, a été éliminé sans vergogne et sans pitié. Ainsi va la vie…

Dans son canapé, elle se dresse soudain, le regard fixe, une boule dans la gorge. Elle ne sait pas ce que c’est que le plaisir. Elle ne le saura jamais. Ni le désir. Elle ne connaît que la douleur et la peur. Elle s’est toujours refusée à toute relation intime tant elle a peur, tant elle a honte. Elle ose à peine se regarder, se lave avec précaution pour ne pas réveiller la douleur toujours latente, même aux mains les plus douces.

Elle n’est plus femme. A cause de cette vieille, qui dort, là dans son lit. A sa merci.

Le souffle rauque, court, elle se lève lentement, va dans la cuisine prendre un couteau. Le plus coupant, le plus effilé qu’elle peut trouver. Des lames de rasoir, elle n’en pas. Mais le couteau fera l’affaire. Au moins, il est propre.

Dans la chambre, la vieille dort, dans ce remugle de saucisson rance qui émanait déjà de la chevelure crépue penchée sur le sexe martyr lors de l’excision. La jeune femme  découvre lentement la vieille, considère le corps dénudé desséché recroquevillé dans la pénombre de la lune.  Avec dégoût, elle lui soulève la jambe en la prenant par le genou osseux. Elle coupera tout. D’un coup. Sans pitié.

Tout.

Mais il n’y a rien. Pas de sexe. Rien qu’une énorme couture noire, sèche, tortueuse comme une ancienne racine. Avec un trou de souris flétri pour le vagin. L’exciseuse est excisée. Comme elle. Elle perpétue la tradition, l’atroce chaîne des femmes cousues pour en faire des potiches dociles comme les calebasses traditionnelles, au service de l’homme et de l’ordre. Leur ordre.

Le couteau lui glisse des mains. Elle recouvre la vieille, doucement, et se met à pleurer.

Tant qu’il y aura des femmes, il y aura des hommes pour les vouloir sabordées, inféodées, mutilées. Quelle femme aurait envie de se déchirer ou de torturer son enfant ? Elles le font pourtant. Pour être dans la norme. Elles se font complices de l’horreur, pour trouver l’amour…

Vous avez dit amour ?

 

(publié dans Francophonie vivante, revue trimestrielle de l’Association Charles Plisnier, 53e année, n°1, mars 2013, pp. 28 à 31.)

 

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Étincelle, dynamite … ou dynamique

Étincelle de mort qui éteint celle de vie ?

Ou qui étincelle de vie ?

Ta mort, maléfique étincelle qui a mis le feu à ma vie, m’a propulsée dans la solitude…

Ta mort, qui a fait exploser le foyer qui nous abritait depuis tant d’années, bâti jour après jour, brindille après brindille, peuplé d’enfants et de lumière.

Ta mort, qui a déchiré notre couple et m’a privée de toi, l’homme de ma vie depuis le jour où nous nous sommes dit oui. Oui pour la vie. Pour le meilleur. Et pour le pire.

Le meilleur, je l’ai connu pendant quarante ans, avec les petits hauts, les petits bas, qui rythment la balançoire de la vie. Avec toujours le retour au sol, solide, de notre amour. Remettre pied à terre et repartir de l’avant.

Le pire, je l’ai connu quand cette horrible bête t’a rongé de l’intérieur, te suçant vie et force, te transformant en rescapé de Buchenwald, squelettique, le regard mort. Je t’ai vu fondre, j’ai vu pointer tes os et tomber tes cheveux. Je t’ai entendu dire à ton visage émacié dans le miroir : Quelle sale gueule…

Toi, peut-être, sentais venir la mort. Moi pas. Jusqu’au dernier jour, j’y ai cru. Nous allions y arriver. Nous allions ranimer l’étincelle, souffler sur les braises, chasser la bête immonde, comme les chasseurs préhistoriques chassaient par le feu les prédateurs qui les guettaient.

Tu ne pouvais pas mourir, ce n’était pas dans l’ordre des choses. Ce n’était pas possible, tout simplement. Tu n’avais pas fini de vivre. Nous n’avions pas fini de vivre. J’étais là. Et tes enfants. Tes petits-enfants.

Tu allais remonter la pente. A deux, on y arriverait. On allait surmonter l’obstacle, comme tant d’autres, main dans la main. Les petits mieux du traitement étaient autant d’étincelles d’espoir pendant des mois.

J’y ai cru. Jusqu’au dernier jour, j’y ai cru. Jusqu’à ce mardi funeste où je t’ai conduit à l’hôpital pour te soulager des effets de ce nouveau traitement qu’on t’imposait depuis dix jours et qui était insupportable. Il fallait qu’« ils » te soulagent, qu’ils pompent les déjections innommables de la bête en toi, qui faisaient gonfler ton ventre et te causaient d’épouvantables crises de hoquet. Tu n’en pouvais plus. C’était trop de souffrance. Tu avais mal partout.

Le lendemain, tu n’étais déjà plus là. Ton corps était là, sous un linceul de morphine. Mais toi, tu ne m’as plus guère vue ni entendue, l’esprit déjà engagé dans le voyage sans retour.

L’étincelle, l’atroce étincelle qui m’a sauté aux yeux quand j’ai ouvert la porte ce jour-là, qui m’a craché au visage l’horrible évidence, le mot brûlant, brutal, atroce : il va mourir. Tout est fini.

J’ai compris que je t’avais perdu. Que tu me laisserais seule, déchirée, que rien désormais ne pourrait te retenir, tu avais déjà basculé, trop lourd pour remonter la balancelle, lourd de souffrance. La vie t’était devenue impossible, tu lâchais prise. Tout simplement.

Les étincelles d’espoir qui m’avaient soutenue pendant ces mois de traitement pénibles ont été soufflées d’un seul coup, me plongeant dans un abîme d’horreur devant la réalité que je n’avais pas voulu voir, aveuglée par l’espoir.

Seule. Sans toi. Notre couple se déchirait. Irrémédiablement.

Il te restait à affronter l’affreux passage, l’horrible passage de vie à trépas, le dernier pas, si douloureux à franchir, où je devais t’accompagner, ne pouvant plus rien d’autre pour toi, mais pouvant encore cela pour toi.

Je ne t‘ai plus quitté pendant les heures de ta douloureuse agonie. Car ton martyre n’était pas fini.  « Ils » t’avaient fourni une couverture, quel joli mot, une couverture de calmants pour atténuer tes douleurs. Tu as tenu deux jours avant de t’envoler. Jeudi. Jeudi de l’Ascension. Tout un symbole.

Mais bien qu’à peine conscient la dernière nuit, les yeux clos ou sans regard, tu voulais te lever, tu ne t’avouais pas vaincu, pas encore, tu te débattais, repoussais les draps, les vêtements, ne supportais rien, aucun contact, couvert d’une sueur froide qui perlait sur ton torse creux, devenu glabre, tes jambes lisses et comme épilées par ces saloperies de médicaments… C’était horrible à vivre. Horrible de le revivre, je pleure en l’écrivant.

Plusieurs fois, tu t’es assis, tu as mis pied à terre, comme un somnambule, presque inconscient que tu étais, et malgré les sondes et les baxters qui t’entravaient et te tenaient lié au lit, tu m’as dit quelques mots :

Au revoir… laisse, bouge-toi… de l’espace, laisse passer…  salut… attends… laisse passer… fais place…

Je faisais écran, debout à ton chevet, peur que tu ne tombes, si faible, que tu ne te blesses en arrachant les tuyaux, les aiguilles plantées dans tes bras, dans ton ventre, je tentais de te rassurer en te parlant doucement, comme à un enfant.

Délirais-tu ?

Demandais-tu que je te laisse te lever? Revenir à la vie ? Revenir à la maison ?

Ou que je te laisse partir en paix ? Que je ne te retienne pas ?

Des paroles s’envolaient de ta bouche. Mais tes yeux ne me rencontraient pas. Dans quelle mesure étais-tu conscient de notre présence ?

Tu as appelé ta maman. Elle t’attendait, tendait la main sans doute par delà l’au-delà, t’appelant à faire le grand saut, comme elle avait encouragé tes premiers pas dans la vie. Le temps est si court, si court qu’il s’évapore, ramenant en spirale au point de départ… Le temps d’un soupir, on naît, on vit, on meurt. Tout est accompli.

Nu dans ton lit, comme un enfant, impuissant, dépendant, retour au néant d’où tu étais sorti, au ventre d’où tu t’étais extrait, à l’amour de ta mère, de ton père et des plus vieux, partis devant pour montrer le chemin. Retour à Dieu, qui sait ?, qui se cache là-haut dans ses nuages d’incertitude…

Mourir. Un grand moment, un terrible moment, unique, obligatoire, comme la naissance. Entouré ou non, on est toujours seul dans ces moments. Seul à passer d’un monde dans l’autre. Seul face à l’épreuve. Face au mystère. Face à l’inconnu. Face à sa douleur et à sa peur. Face à son espoir aussi. Parfois.

Nous étions là quand tu es parti, trois près de toi, à te tenir la main, dans l’émotion, le chagrin, la torture, au moment où tu as poussé le dernier soupir. Qui m’a arraché des larmes irrépressibles et le cri intense qui a jailli : Tu seras toujours avec moi, je serai toujours avec toi, je t’aime, je t’aime, je t’aime. Toute pudeur évacuée.

L’atrocité de guetter ta poitrine qui se soulève encore, encore une fois, encore… et puis qui ne se soulève plus. Fini. La vie te quitte, tu quittes la vie, tu t’élèves, tu t’enfuis, tu te délivres sous les mots de ta fille, qui lutte contre son émotion et son chagrin pour t’encourager, apaisante : Laisse-toi aller, ça va aller, laisse-toi aller.

Quel courage. Merci à elle d’avoir fait ce que moi, je ne pouvais pas faire, emportée par le chagrin, le besoin de te crier ce que j’avais tant de mal à dire car pour moi, l’amour est un idéal tellement grand qu’il me semble toujours un peu hypocrite de dire je t’aime. Car qui peut dire qu’il aime à cent pour cent, sans restriction aucune, pour toujours et pour la vie ? C’est toujours un peu mentir.

Pourtant, j’ai éprouvé le besoin de te le dire, de te le crier, de te le hurler, de te l’offrir, comme un viatique, un talisman pour le voyage. Que ta dernière impression soit l’amour de ta femme, la pression de nos mains sur les tiennes. Que tu partes rassuré.

Et je suis restée là, amputée de la moitié de moi-même, seule à jamais sans toi. Sans ton corps, tes mains, tes yeux, ta voix, ta force. A devoir faire face. A trouver le courage de continuer le chemin seule, sans toi.

Si démunie, si glacée, si fragile.

Perdue.

Et pourtant, je suis toujours là. Et toi aussi. L’amour nous a cimentés. Je suis pétrie de toi comme tu l’es de moi, là où tu es. Nous nous sommes imbriqués pendant tant d’années, tant d’années où nous nous sommes construits ensemble. Un couple n’est pas dissous par la mort. Il subsiste au-delà des corps.

Tu es toujours là. D’une autre manière. Tu es en moi, au plus profond. Et tu m’as emportée avec toi là-bas.

———

La roue tourne. J’ai refait surface après avoir cru me noyer. Des mains se sont tendues, chaleureuses, des amitiés ont pétillé, et par delà la souffrance, nos enfants et leurs enfants ont gardé intacte ta lumineuse présence à côté de la mienne.

Et je suis repartie pour la suite de la vie, pétrie par l’épreuve, durcie au feu comme un bâton de pèlerin pour poursuivre le chemin, jusqu’au jour où je te retrouverai, qui m’attendras à la poterne de l’au-delà, avec des étincelles dans les yeux et ton sourire inimitable.

Content de te revoir, tu as fait bon voyage ? Je suis fier de toi, tu t’en es bien tirée.

Car tu m’as fait grandir en partant avant moi, tu m’as obligée à grandir, comme un enfant qui lâche la main-maman pour les premiers pas tout seul, ces incroyables premiers pas qui font de lui un homme, un être vertical en marche, debout devant la vie. Tu m’as obligée à me mettre debout, à cesser de me réfugier dans ton ombre. Tu m’as obligée à évoluer, à aller plus loin. Seule au soleil.

On m’a remis ton alliance. Je l’ai enfilée, coincée derrière la mienne. Je t’ai dit oui. Oui pour la mort. Pour le pire. Et pour le meilleur.

Ta mort, magnifique étincelle, qui a fait lever la nouvelle Isabelle. Après la tragique éruption qui a ravagé notre vie, la terre volcanique que je suis devenue, noire mais chaude et si fertile, est pleine de toutes les promesses. Je les tiendrai.

Et un jour, on se retrouvera.

 

(Lauréate au Concours de nouvelles 2015 de la Maison de la Francité, sur le thème « étincelle »)

 

D’autres extraits sur mon site : www.fable.be