Pierre-Luc Plasman, Léopold II, potentat congolais. L’action royale face à la violence coloniale, éd. Racine

Léopold II et le Congo
Colonisation, civilisation, travail forcé, atrocités ?

Lors d’une séance récente, M.Charles Léonard, invité par Isabelle Fable, est venu nous présenter son livre : Congo – L’autre histoire. Un livre très riche en renseignements de toute sorte, notamment en ce qui concerne la conquête du Congo, l’action des missionnaires et des militaires, les firmes belges, l’indépendance et l’après-indépendance.

Le livre m’avait paru un peu trop favorable à Léopold II et à la Belgique, si bien que j’ai poursuivi mes lectures avec Les Fantômes du Roi Léopold. Un holocauste oublié, de Hochschild, qui est, lui, pour une bonne part, favorable aux nombreuses critiques adressées à Léopold II et à l’Etat indépendant du Congo, cédé à la Belgique, rappelons-le, en 1909 J’ai lu par la suite un ouvrage récemment paru aux éditions Racine ; Léopold II, potentat congolais – L’action royale face à la violence coloniale, de Pierre-Luc Plasman avec une préface de Michel Dumoulin. M.Plasman est docteur en histoire et collaborateur de l’Institut sciences-politiques Louvain-Europe Il consacre ses recherches à la gouvernance des Etats coloniaux et particulièrement au Congo léopoldien
Je me suis basé en bonne part sur les réactions d’Isabelle Fable.. J’essayerai dans toute la mesure du possible, de répondre aux questions qu’elle pose en me basant sur le livre de M.Plasman.

Bien sûr, ni Isabelle, ni moi, ne sommes des historiens de profession. Mais j’ose espérer que nous ferons preuve d’assez d’impartialité pour aider le lecteur dit « cultivé » à se former une idée assez juste de cette période trouble, tout de même, et agitée, de notre histoire coloniale et nationale.

Un point me paraît essentiel, pour comprendre cette situation exceptionnelle : le roi d’un pays démocratique, où les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, sont soigneusement distingués ; à côté de cela, le même roi devenu en même temps souverain absolu d’un véritable empire, au cœur de l’Afrique, empire où il n’a jamais mis les pieds. Comment en est-on venu là ? Et quelles en furent les conséquences ?
La clé de l’explication : la personne du roi. Léopold II, fils de Léopold Ier, second roi des Belges à partir de 1865. Il n’avait ni la prestance, ni l’influence internationale de son père. De santé fragile, il ne supportait pas d’entendre tousser dans une pièce où il se trouvait. On l’avait marié à une princesse allemande, Marie-Henriette, qui était elle une cavalière émérite et…très autoritaire. Léopold Ier, d’après les citations, n’avait pas une très grande estime pour son fils, qu’il jugeait plutôt rusé et cauteleux – il n’avait pas entièrement tort, mais c’était, il faut le reconnaître, le résultat d’une éducation.
Rien d’étonnant dès lors si Léopold II, dans sa jeunesse, conçut des idées de grandeur, et voulut les réaliser en acquérant des colonies. Au cours de tous ses voyages, il s’enquérait des régions vacantes, ou possibles : en Egypte, dans le delta du Nil (mais oui…), en Chine (on y reviendra…). Il y avait eu l’aventure mexicaine de Maximilien, qui finit fusillé, tandis que son épouse Charlotte, sœur de Léopold II, devint folle et se réfugia d’abord à Tervuren, et puis à Meise. Léopold Ier lui-même cherchait des colonies, mais des colonies de peuplement : il ne faut pas oublier qu’à l’époque, les classes ouvrières étaient considérées comme potentiellement dangereuses. On cherchait un exutoire, et le Congo attira effectivement pas mal de jeunes aventuriers, des gens qui avaient eu maille à partir avec la justice, et même des militaires célibataires, désireux de faire avancer une carrière un peu trop lente dans la mère-patrie.
Léopold II eut la chance de trouver deux conseillers remarquables, Banning et Lambermont. Celui-ci avait été le maître d’œuvre du rachat du péage de l’Escaut à la Hollande, et était très souvent appelé à arbitrer des conflits d’intérêt entre puissances étrangères à la Belgique. Il sera donc d’un précieux secours pour le roi, après l’avoir été pour Léopold Ier, cousin de la reine Victoria, appelé souvent le Nestor de l’Europe. Un capital de prestige…et de neutralité. Par ailleurs, les explorateurs à l’époque étaient nombreux, et Léopold II, qui vait du flair, acquit les services de l’un des meilleurs – et les plus rudes aussi – Stanley. Il restait à se concilier les faveurs de la presse mondiale, et là aussi, tout comme en géographie, Léopold II était champion. Il était d’ailleurs dans les mœurs du temps de subventionner la presse de pays étrangers en cas de besoin. C’est l’une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis furent les premiers à reconnaître l’EIC (Etat indépendant du Congo).
Cependant, le problème le plus crucial, et qui conditionne tout le reste, est celui du financement de l’opération. Aux origines de l’EIC, les finances publiques doivent être soutenues par un gigantesque emprunt à lots devant rapporter cinquante millions. L’émission est périlleuse et délicate, si bien que l’emprunt ne produit pas les résultats escomptés(p.213). Avec un budget en 1886 de deux millions et le revenu du fonds spécial s’élevant à 700.000 F., Léopold II verse le solde, soit plus d’un million. Entre 1886 et 1890, la contribution royale se chiffre à près de neuf millions. Ces sommes proviennent non pas de la fortune privée, mais de la liste civile et des prêts des Rothschild de Paris ou de leur correspondant à Bruxelles, la banque Lambert. (ibid) Comme le dira Emile Vandervelde, les finances royales ressemblent à un système de vases communicants entre la fortune privée, la trésorerie de l’EIC et celle de la Fondation de la Couronne. (propriété privée du Roi au Congo, près du district de l’Equateur, huit fois et demie la Belgique, région productrice de caoutchouc) Il faut encore y ajouter les emprunts des sociétés concessionnaires… Apr ès une période difficile, à la fin de laquelle on envisagea même de modifier le statut de l’EIC, la situation commença à se normaliser, et le Congo devint une source importante de revenus, permettant même les grands travaux de Léopold II à Bruxelles.
Il faut dire qu’entre-temps, le besoin de caoutchouc devint de plus en plus grand, vu l’augmentation rapide des véhicules à deux et quatre roues. Comme nous l’avons dit, les intérêts du roi étaient imbriqués dans ceux des banques et des compagnies notamment anversoises, et les dirigeants de celles-ci, les Liebrechts par exemple, comptaient des membres de leur famille parmi la haute administration du Congo à Bruxelles.
La conséquence : une pression sans cesse croissante sur les travailleurs noirs pour produire toujours plus de caoutchouc. Ce caoutchouc était d’abord du caoutchouc sauvage, recueilli dans la forêt ; celui-ci en vint assez vite à s’épuiser, sans que diminuent les exigences des administrateurs locaux : leur carrière était liée aux chiffres de la récolte. Les coups de chicote pleuvaient, les femmes étaient gardées en otage pour éviter que les travailleurs ne s’enfuient. Par la suite, on eut recours aux plantations. Défricher la forêt n’était guère facile, et bien souvent on trouva plus simple d’incendier des villages, ce qui procurait une bonne étendue de terre arable. De là vint l’expression red rubber, le caoutchouc sanglant ; reprise plus tard par le prince Albert lui-même lors de sa visite au Congo, où Léopold II ne s’était jamais rendu. Il n’y avait pas chez celui-ci une volonté délibérée de saigner à blanc le peuple congolais, mais une primauté évidente des intérêts financiers, en pleine contradiction avec les idéaux anti-esclavagistes initialement invoqués en vue de la colonisation. C’est seulement sous la pression de témoins, aussi nombreux d’ailleurs parmil les Belges du Congo que parmi les missionnaires belges ou étrangers, que des mesures d’assouplissement furent prises.
On a parfois présenté ces campagnes comme issues d’une jalousie envers la petite Belgique, qui avait réussi à se tailler un tel empire. En fait, les campagnes ne débutèrent que dans la seconde période, quand la pression sur les rentrées en ivoire et caoutchouc se fit plus grande. Initialement, la Grande-Bretagne et l’Allemagne voyaient d’un assez bon œil la présence de l’EIC, qui faisait barrage à la progression française venant de Brazzaville. Les difficultés vinrent surtout du côté portugais, à propos des territoires à l’embouchure du Congo.
Le fait qu’il y ait eu aussi des excès des colonisateurs d’autres pays ne peut en aucune façon constituer une excuse, pas plus qu’on ne peut innocenter le régime hitlérien en le mettant en parallèle avec les camps de travail forcé de Staline. Je ne vais pas vous infliger le tableau des atrocités commises par certains Belges – et ce n’était pas une minorité, car la cruauté, hélas, est contagieuse, et l’on en vient vite à considérer comme normales des conduites dont certains chefs donnent l’exemple. Vous en trouverez en abondance dans ce livre, et, malheureusement, leurs auteurs portent des noms bien de chez nous.
Il n’y eut pas, d’ailleurs, que le caoutchouc et l’ivoire, avec le massacre des éléphants, qui causèrent ces déviances. Le recrutement d’une Force publique très puissante – l’armée du Congo était la plus nombreuse du continent africain – entraîna l’enrôlement forcé de villages entiers, avec incendies, massacres et viols en cas de résistance. Rappelons que tous les gradés étaient belges, les Africains ne pouvant devenir que sous-officiers. Rappelons aussi qu’au départ, les Européens n’étaient que quelques milliers pour un territoire équivalant à 80 fois la Belgique.
Adam Hochschild parle dans son ouvrage d’un véritable génocide, ce qui est très exagéré. Il n’y eut certes pas chez Léopold II de volonté d’extermination, et les chiffres de population qu’il avance sont nettement exagérés. Plusieurs dizaines de milliers de victimes, sans aucun doute, même si le décompte exact est impossible. Le chiffre de la population diminua fortement au cours de cette période, ainsi qu’au début du 20e siècle, mais la cause essentielle en était la maladie, et, pour une bonne part, les maladies vénériennes, qui avaient commencé à sévir déjà avant la création de l’EIC.
Il faut dire aussi qu’à côté des fauteurs de violence, il y eut, parmi l’armée, l’administration et la justice, des gens qui témoignèrent d’une conduite exemplaire, n’hésitant pas à prendre la défense des Noirs, au risque même de leur carrière. Des gens pénétrés d’un véritable idéal, risquant leur vie et leur santé dans des conditions de climat et des risques de maladie parfois très grand. Ceux-là sont le véritable honneur de notre pays.
Disons pour terminer que le livre de M.Plasman, bourré de chiffres et de citations, n’avance rien sans s’appuyer sur des témoignages soigneusement vérifiés, et qu’il fait largement la part des choses lorsque c’est nécessaire. Un véritable travail d’historien, sur lequel on ne pourra faire l’impasse des les études qui viendront par la suite.

Joseph Bodson