Yves Caldor, Les Murs,   version V (saynète)

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Trois copains, assis sur une terrasse : 2 copines et 1 copain : Marie (vient de Charleroi), Jeanne (qui est de Faymonville, et dont le compagnon est malmédien), Bernard (de Ovifat, mais dont la femme est flamande),

 

  • Bernard: On est quand même bien chez nous ; je veux dire entre Wallons, pas vrai ?

[Ils boivent un coup.]

  • Jeanne: oui, surtout quand les étrangers ne nous envahissent pas. Surtout ceux qui ne parlent PAS français…
  • Marie: c’est vrai, mais faudrait quand même pas qu’ils nous laissent trop de côté, ceux-là, ça serait pas bon pour les affaires ; moi, si je les avais pas, tous ces Flamands et ces Allemands, mon petit resto, je peux le fermer dans deux mois.
  • Jeanne: c’est vrai aussi, faut garder le sens des nuances ! Non, ce que je voulais dire, c’est qu’entre nous on peut « djâser » français. Et même wallon !
  • Bernard: oui,  enfin, on peut djâser wallon avec ceux et celles qui parlent vraiment not’wallon ; parce qu’il y a wallon et wallon, n’est-ce pas, en matière de dialecte !
  • Marie: vous n’allez pas recommencer à vous disputer entre Wallons, quand même ?
  • Jeanne: non, bien sûr, nous on n’est pas racistes comme ces étrangers; on n’est pas aux Etats-Unis, ici … Non, non, maisaprès, tu diras ce que tu veux, mon cher Bernard,- surtout ne le prends pas mal, hein ? – tu ne parles pas tout à fait le même wallon que nous ; par exemple, pour désigner« les airelles » – moi j’adore les airelles ! – ,tu dis« les tchètchè » , alors que nous à Faymonville, nous prononçons: « les tchitchi » ; chez nous c’est quand même plus beau, hein ?
  • Bernard: tu peux parler, toi ! Ton homme il est de Malmedy, n’est-ce pas ? Et là-bas, ils disent « des tchintchin » ! C’est pas tellement mieux, n’est-ce pas ?
  • Marie: Bon, bon, calmez-vous un peu ! Tout ça pour des airelles !
  • Jeanne: En fait, t’es vraiment raciste, Bernard …
  • Bernard: Moi, raciste ? Moi, raciste ? Mais moi, je suis d’ici, Madame Jeanne ! Et fier de l’être …
  • Jeanne: Monsieur Bernard, tu causes, tu causes: ta femme à toi, elle n’est même pas wallonne mais flamande !
  • Bernard: Et alors ? C’est toi qui es raciste quand tu t’y mets, Jeanne ! Ma femme au moins elle ne radote pas comme ton homme, et au moins elle sait « djâser » flamand ; et n’oublie pas qu’elle t’aide en traduisant ce flamand: c’est bien pratique quand tu loues ta petite chambrette glacée aux anversois qui t’apportent leurs euros flamands, n’est-ce pas ?  Tandis que ton homme, lui, il est de Malmedy ; bon d’accord, il est de la région AU SENS LARGE bien sûr ! Mais quand même, par rapport à nous c’est comme qui dirait quasi un étranger, tout simplement; tiens par exemple, là-bas à Malmedy, non seulement ils disent « tchintchin » pour désigner les airelles, mais en plus, pour dire « pissenlits » – moi vois-tu,  j’adore les pissenlits –, ils gueulent « crâ-lârds ». Chez nous,  pour « pissenlits » on chuchote « cécoureye »…ça a une autre allure, non ?On a not ‘ fierté quand même …
  • Marie: Dis Bernard, tu vas encore nous seriner longtemps, avec tes airelles et tes pissenlits ? Faudrait pas perdre notre âme : l’essentiel, c’est quand même de rester entre nous, entre Wallons, non ? Vous en faites quoi, sinon, de l’âme wallonne ?
  • Jeanne: Heureusement qu’il y a Marie avec nous pour te calmer Bernard , sinon …
  • Marie : Wallons nous sommes, et unis nous resterons !
  • Jeanne : Exactement !
  • Bernard: Bon, bon, calmons-nous ! Calmez-vous un peu toutes les deux ! Nous avons tous de l’ailleurs en nous, alors un peu de calme à défaut de tolérance ! Tiens, toi Jeannepar exemple – ne le prends pas mal, hein – , je me permets encore de te rappeler que ton homme a beau être de  Malmedy, en fait, par ses parents il est d’origine encore plus étrangère. Oui, parfaitement ! Ses parents, je te le rappelle, au cas où tu l’aurais un peu oublié, sont de Liège ! Alors, quand même, tu ferais mieux de pas trop la ramener, hein ?
  • Marie: Non mais je rêve, tu oses encore t’en prendre àJeanne ! Bernard, tu te permets quoi, là ? Au moins Liège, c’est dans notre belle province.
  • Bernard: Peut-être, Marie, mais là où toi tu t’égares – pour ne pas dire plus – c’est quand tu viens nous critiquer, nous les Wallons d’ici ; tu n’aurais pas oublié toi-même d’où tu viens ? Hein, tu viens d’où ?
  • Marie: de Charleroi. Bon, et alors, Bernard ? Faut pas faire le Gros Cou parce que t’es d’Ovifat, hein ?
  • Bernard : Mais nous au moins on n’est pas des gens de la plaine aux terrils, Marie ; nous, on est des sommets de la Belgique, nous !
  • Jeanne: C’est ça, retournes-y alors, sur tes sommets, Môssieur le Montagnard ! Cache-toi derrière ton seu, si seulement tu sais ce que ça veut dire …
  • Bernard: T’entends quoi par là, Madame Jeanne ?
  • Jeanne: Tu ne sais même pas ce que c’est « on seu » ? J’hallucine !
  • Bernard: Ben non.
  • Jeanne: « On seu », c’est une clôture, en bon wallon d’ici !
  • Bernard: Ben tu vois, nous ici à Ovifat, on sait djâser le vrai wallon : nous, ici, on dit « on panfils » ; c’est quand même aut’chose qu’à Faymonville, n’est-ce pas ?
  • Marie: Mais vous allez arrêter, avec vos clôtures, vos haies et vos murs, à la fin ? Vous m’exaspérez, tous autant que vous êtes, avec vos satanés murs ! Vous n’arrêtez pas d’en construire de nouveaux, et quand l’un d’eux menace de s’écrouler, vite vous en rebâtissez un autre, encore plus épais ; mais ne vous arrêtez surtout pas d’en construire: un jour, vous vous serez enfermés dedans et vous ne pourrez plus en sortir, vous allez crever et pourrir à l’intérieur. Vous devriez réfléchir avant de devenir des mollusques.
  • Jeanne(mi-figue mi-raisin): Oh ! Oh ! N’en remets pas trop tout de même, Marie, ça suffit, hein ? Nous, on va te renvoyer à Charleroi, si tu continues …
  • Bernard: Oui, là, elle a raison, la Jeanne ! On veut bien accepter quelques immigrés, mais à condition qu’ils restent convenables, quand même !
  • Marie: Ce n’est pas possible ! Vous êtes pires que Trump … surtout toi Bernard !
  • Bernard : Bon, ben, ça suffit pour aujourd’hui. Quant à moi, je vais aller boire un bon verre de vin italien – le vin du pays des grands-parents de ma femme, tiens ! Oui, des flamands ex-immigrés italiens, oui, parfaitement ! -, un bon verre de vin italien avec mon pote belgo-marocain Mustapha. Tenez, lui, justement il parle un beau wallon, celui de Robertville, presque aussi beau qu’à Ovifat. Normal, il tient la boulangerie derrière l’église depuis quarante ans…
  • Marie et Jeanne, en chœur : C’est ça, vas-y, très cher Bernard ! A ta santé …

[Bernard  sort, à bout de patience]

  • Jeanne : Ah bon ! Tu le savais, toi, que le boulanger de Robertville est marocain ? Comme il n’est pas trop basané, je croyais qu’il était de chez nous …
  • Marie, tout en se levant: Non, je ne le savais pas ! Enfin, puisque son pain est bon …

Jeanne, tout en se levant également : Il a l’air vraiment énervé, Bernard ! Pourtant, on a été gentilles avec lui, non ? Eh,  tu ne sais pas la meilleure à son sujet ? Eh bien, son père n’est même pas d’Ovifat, il est d’ailleurs ! Tu ne sais pas d’où ? De Steinbach ! Et sa sœur, c’est encore pire, c’est vraiment une étrangère ! Tu ne sais pas où elle vit ? A Stavelot ! Je te le jure !…Tu te rends compte ?

Elles sortent toutes les deux en riant.

Copyright Yves Caldor février – avril/mai 2017

 

N.B. Un grand merci à Albert Bastinet à Monique Hermannpour m’avoir aidé à trouver les mots wallons cités dans la saynète.

A noter que la graphie utilisée restitue prioritairement la phonétique.